« Johnson m'a tuer », un conflit social en BD
En dessinant le quotidien d'une usine en pleine tourmente, Louis Theillier nous livre ce qui reste du monde ouvrier. À coups de Bic. Un thriller social à mi-chemin entre la BD et le reportage d'actualité.
Après des études aux Beaux-Arts de Lyon, et une quantité de petits boulots, Louis Theillier entre en tant qu'intérimaire sur les lignes de production de la multinationale Johnson Matthey, leader dans la production de pots catalytiques. Le 31 janvier 2011, la direction annonce pourtant aux trois cents travailleurs qu'elle ferme son site bruxellois et délocalise sa production en Macédoine, où les salaires sont cinq fois moins élevés. Alors que le groupe est largement bénéficiaire. Travaillant dans l'entreprise depuis cinq ans, Louis Theillier décide de réaliser le journal de bord du conflit social, avec le Bic fourni par l'employeur. À travers un blog BD, et une microédition interne, il relaie au jour le jour les événements au sein de l'usine. En dessinant, Louis s'est sans doute évité la vache enragée. Mais il ne cherche pas à s'échapper dans l'imaginaire. Il se place à hauteur d'homme. Et livre, avec une précision documentaire, les derniers instants du monde ouvrier. Chaînes de fabrication, salles de réunion, mais aussi le visage de ses collègues... Rien ni personne n'est oublié.
Faire face au réel, crayon à la main, c'est un acte de révolte ou un exutoire ?
Mon intention de départ, c'était de créer un objet positif pour faire entendre la voix des travailleurs. J'ai vite eu le sentiment que le dessin pouvait agir comme cheval de Troie contre la banalisation des plans sociaux... Car la plupart du temps, les fermetures d'usines finissent en entrefilet, sans que l'on sache qui sont les trois cents ouvriers licenciés. Mais la raison de mes croquis est aussi le résultat d'une situation purement matérielle. En fait, au moment des faits, apporter du matériel extérieur dans l'enceinte de l'usine est interdit. Il ne me reste que l'inoffensif Bic fourni par l'employeur pour immortaliser les faits. La BD m'a donc paru un moyen d'expression efficace pour rendre compte en interne de la situation. Elle permet de regarder la grande actualité, mais par le petit bout. Sans voyeurisme. Au même moment, on parlait beaucoup des révolutions arabes et de l'impact qu'ont eu les réseaux sociaux. Ce blog est aussi devenu un moyen pour médiatiser notre situation, et d'exercer une forme de journalisme de proximité.
De l'intérieur, une usine qui ferme, ça ressemble à quoi ?
C'est vide, c'est étrangement silencieux et c'est froid. En fait, c'est toute une vie qui s'est immobilisée. Et qui a fait place à une attente interminable qui a duré des mois. J'étais parmi mes collègues, je faisais des croquis sur place, je notais les réactions et les assemblées générales à chaud. Mais aussi les doutes, l'angoisse, la rage, l'enthousiasme, l'espoir et la fraternité. Quand on vit les choses de l'intérieur, on attend toujours des actions, mais au final, on reste suspendu aux négociations. On se retrouve face à notre capacité à nous fédérer et à construire quelque chose collectivement.
Pointe de cynisme : l'industriel avait placé les indemnités de départ des ouvriers à 500 € par année d'ancienneté...
Le rapport de force était inégal, dès le départ. Nous étions trois cents à Evere. Mais Johnson Matthey emploie environ dix mille personnes dans une trentaine de pays. Elle exploite du platine, des métaux précieux. Et l'usine de Bruxelles était l'une des plus rentables du groupe. Après la décision de sa fermeture, le groupe a envoyé une série d'ouvriers bruxellois en Macédoine. Mais uniquement pour former les nouvelles recrues locales aux méthodes et aux procédés que nous avions nous-mêmes mis au point à Evere. C'est ce qu'on appelle l'externalisation des savoirs...
Aujourd'hui, trois ans se sont écoulés. Que reste-t-il de votre ancien lieu de travail ?
Toute l'usine a été démantelée. Il ne reste que les murs extérieurs. C'est devenu un lieu de stockage pour une entreprise de déménagement. J'ai gardé contact avec quelques collègues proches. Mais seule la moitié a retrouvé du travail. Je ne suis pas contre les patrons ni anticapitaliste. Mais je constate de plus en plus les excès de l'ultralibéralisme. Johnson Matthey n'est pas un cas isolé. Ce qu'on est en train de vivre est exponentiel. On assiste, dans une léthargie quasi généralisée, à la désindustrialisation de l'Europe de l'Ouest, à l'abaissement des acquis sociaux et à l'ultralibéralisation des marchés. Malheureusement, ce qui se prépare avec le traité transatlantique va encore favoriser l'hyperrichesse d'une extrême minorité et appauvrir les citoyens et les travailleurs ordinaires. Tout est fait pour enrichir le capitalisme financier.
Le réveil citoyen que vous prônez a-t-il lieu ?
Oui. Les gens se rendent compte qu'ils ne peuvent plus attendre grand-chose des sphères politiques. Et, malgré les discours défaitistes qui nous martèlent qu'il n'y a pas d'alternative à l'austérité, un peu partout en Europe émergent des mouvements spontanés, des initiatives solidaires, plus ancrées dans le local. Tout le monde attend que ça change. Mais l'avenir appartient à ceux qui s'engagent à leur niveau. Les gens ont la capacité à reprendre du pouvoir, notamment à travers les réseaux associatifs. En tout cas, ceux qui refusent de basculer dans les extrêmes.
Aujourd'hui, vous faites quoi ?
Je cherche toujours du travail. J'ai fini une formation d'imprimeur offset, au bout de huit mois, mais le secteur traverse aussi des restructurations. Et ne recrute pas. Ou refuse d'investir dans des profils débutants. On y retrouve un peu la même dynamique qu'ailleurs : de grands acteurs s'affrontent pour monopoliser le secteur, au détriment des petites sociétés. Cela dit, en plus de chercher un emploi, j'aimerais continuer la BD. En ce moment, je travaille sur un projet de reportage-BD sur le traité transatlantique. J'aimerais le présenter de manière pédagogique, sous une forme moins austère que la technicité qu'il sous-tend. Mon envie, c'est de rendre accessible au grand public un sujet qui nous échappe
À Lire : Johnson m’a tuer. Journal de bord d’une usine en lutte, Louis Theillier, éd. Futuropolis, 2014, 96 p., 18 €.