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«L'éthique est affaire de conviction et non de calcul financier»

Date de publication: 7 mars 2015
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Emmanuel Lulin est le « Monsieur Éthique » de L'Oréal. Un groupe qui se déclare convaincu que seules les entreprises ayant intégré l'éthique dans leur culture, leur stratégie et leurs pratiques quotidiennes seront pérennes.

Il parcourt le monde à  raison d'une vingtaine de pays chaque année. En y affirmant que les principes éthiques ne sont pas négociables et sont affaire d'adhésion de chacun. Emmanuel Lulin, directeur général de l'éthique, délégué du président de L'Oréal (77 500 collaborateurs pour un chiffre d'affaires de 23 milliards d'euros) était récemment de passage en Belgique. Nous l'avons rencontré.

De quelle nature est cet engagement de L’Oréal envers l'éthique ?

Il s'agit d'un engagement de longue date, notre première charte éthique remontant à  2000, qui est supporté par la plus haute direction du groupe. Nous affirmons, par la voix de notre PDG Jean-Paul Agon, notre conviction qu'au XXIe siècle, seules les entreprises ayant intégré l'éthique dans leur culture, leur stratégie et leurs pratiques quotidiennes seront pérennes. Plusieurs organismes indépendants suivent attentivement notre démarche : nous avons par exemple obtenu en 2014 notre cinquième nomination comme « l'une des sociétés les plus éthiques au monde » par l'Institut Éthisphere.

En quoi l'éthique se distingue-t-elle de la responsabilité sociétale ?

Si vous interrogez 100 praticiens, vous aurez 101 opinions différentes ! Ce qui importe, c'est ce que nous plaçons derrière ce mot et les engagements qu'il recèle. Une approche fondée sur les valeurs amène à  faire les choses éthiquement, la responsabilité sociétale en étant une application concrète. Notre ambition est d'être l'une des entreprises les plus exemplaires, sur la base de quatre principes : le respect, l'intégrité, le courage, la transparence. Ils sont déclinés en 45 langues dans notre charte éthique qui s'adresse à  tous nos collaborateurs, de l'ouvrier au Venezuela au patron d'une filiale dans un pays de l'OCDE...

Que contient cette charte ?

Son approche est à  la fois pédagogique et didactique, abordant par le biais de questions-réponses sur une quarantaine de pages des thèmes comme les conflits d'intérêts, la corruption, le respect de la vie privée ou encore le harcèlement moral, entre autres. Les collaborateurs qui sont confrontés à  de telles questions dans leur travail quotidien sont invités à  se référer à  cette charte, mais aussi à  exprimer leurs préoccupations, sans craindre de représailles. Tout cela s'accompagne aussi de formations, afin notamment de permettre à  chacun d'appliquer cette charte en fonction de ses compétences, de son domaine d'expertise.

Un exemple concret ?

Nous sommes au mois d'octobre, nous attendons une grosse livraison de parfums pour les fêtes de fin d'année. Et nous sommes confrontés à  un douanier nous affirmant que ses services sont surchargés, que les démarches administratives ne seront clôturées qu'au début janvier... mais qu'il y aurait peut-être moyen de bénéficier d'une procédure accélérée par le biais de la contribution à  une « cagnotte ». Pareil dilemme se pose encore fréquemment dans de nombreux pays. Notre réponse est claire : tolérance zéro vis-à -vis de la corruption. Celui qui céderait à  une telle pratique devrait se préparer dans la foulée à  devoir nous quitter.

L'éthique de L'Oréal est imprégnée de culture occidentale. Est-elle 100 % compatible avec les cultures de chaque pays dans lequel vous êtes actifs ?

Nous assumons ce que nous sommes, à  savoir un groupe mondial d'origine européenne. Les fondements de notre éthique ne sont pas négociables, mais nous sommes soumis au devoir d'écoute, de compréhension, de dialogue et de respect des coutumes locales. Est-ce simple ? Non. Ce n'est pas un hasard si je passe autant de temps sur le terrain, me rendant dans plus d'une vingtaine de pays chaque année. Certains sujets, comme la liberté d'expression ou le statut des femmes, par exemple, doivent être abordés avec respect et conviction. Les progrès sont lents. Mais on n'attend pas de nous que nous renoncions à  nos convictions. Nous devons au contraire continuer à  les assumer et les exprimer sereinement.

Certains groupes que l'on pensait « éthiques » se sont fait vertement critiquer. Notamment dans le domaine du travail des enfants. Êtes-vous l'abri ?

Nous travaillons avec des milliers de fournisseurs, dont nous devons nous assurer qu'ils comprennent nos attentes. Nous effectuons des contrôles, procédons à  des audits et n'hésitons pas à  nous séparer de ceux qui ne respectent pas nos valeurs. Cela étant, nous ne pouvons pas auditer le monde entier, jusqu'à  l'ultime sous-traitant qui emploie deux personnes dans un coin reculé. Mais nous ne fermons pas les yeux pour autant. Dès lors que nous prenons connaissance de faits précis, nous agissons, bien évidemment.

L'Oréal entend séduire un milliard de nouveaux consommateurs, essentiellement dans les pays émergents. Conciliable avec le développement durable ?

Nous menons une réflexion sur l'impact de nos produits : nous avons contacté plus de 630 organisations et avons discuté avec plus de 250 d'entre elles au sujet de nos défis et de leurs attentes vis-à -vis de nous. Nous nous sommes engagés dans la foulée dans des actions pour intégrer les principes du développement durable dans notre modèle économique. Comme cet objectif imposé à  nos usines et centrales de réduire d'ici 2020 de 60 % leurs émissions de CO2 par rapport à  2005, de réduire d’autant notre consommation d'eau et notre génération de déchets par unité de produit fini – nous disposons d'ailleurs en Belgique, à  Libramont, d'une usine modèle sur le plan environnemental. Mais le consommateur est aussi partie prenante du processus, par le biais de ses choix de consommation au quotidien.

L'éthique est-elle à  vos yeux une source de coûts ? Une source de gains ?

Il s'agit avant tout d'une question de conviction et même d'adhésion : elle n’est pas une démarche d’obéissance au commandement de la loi, mais aide à  décider en fonction de nos valeurs lorsque nous avons un choix discrétionnaire. L'évaluer en termes de coûts ou de gains ? Nous n'avons pas d'algorithme pour ce faire. Mais nous sommes convaincus qu'une entreprise agissant de manière éthique génère davantage de valeur pour elle-même, ses consommateurs, ses actionnaires, ses collaborateurs, la société au sens large. Une entreprise éthique répond aussi davantage aux attentes des nouvelles générations de collaborateurs ou de consommateurs. Enfin, les coûts auxquels s'exposent les entreprises qui n'agissent pas de manière éthique vont croissant : en termes d'image et de réputation, mais aussi de sanctions financières ou de frais gigantesques pour assurer leur défense. Mais je le répète : notre engagement résulte d'une conviction et non d'un calcul financier.

Benoît July