Briser le tabou de la crise
Dans son dernier livre, la psychanalyste Claude Halmos montre que la crise économique provoque des conséquences psychologiques aussi sévères que les désordres familiaux et intimes. Mais la détresse sociale serait devenue le nouveau tabou de nos sociétés. Une omerta à briser d’urgence.
Ce fut l’une des premières psys à intervenir dans les médias. Claude Halmos, qui fut chroniqueuse de 1992 à 1997 dans l’émission La grande famille sur Canal+ et intervient depuis 2002 sur France Info, a connu et accompagné la montée de la culture psy. Car aujourd’hui, plus personne n’ignore la réalité des secrets de familles, des caprices de l’amour et de l’ambivalence des sentiments. Mais la psychanalyste constate qu’un nouveau tabou a remplacé celui de l’intime : aucun psy pour parler aujourd’hui de la souffrance qu’engendrent les fins de mois difficile, le chômage ou les nouvelles méthodes de management ; aucun média pour relayer cette détresse, à l’heure où les journalistes sont priés de mettre l’accent sur les solutions quitte à taire les problèmes. À 68 ans, Claude Halmos veut briser ce silence radio : non, tout n’est pas dans la tête et la méthode Coué n’a jamais guéri personne ! Ce n’est qu’à partir du moment où nous reconnaîtrons que les temps sont durs que des solutions collectives pourront être trouvées.
Selon vous, nous sommes aujourd’hui dans un déni de réalité face à la crise. Pourquoi ?
Je suis frappée de voir qu’aujourd’hui, des millions de gens souffrent pour des raisons qui n’ont rien avoir avec la vie privée, mais à cause de ce qui se passe dans leur vie quotidienne. Car les êtres ne se construisent pas seulement en lien avec leur vie privée, mais grâce à la vie sociale. Nous sommes comme un arbre qui aurait un double tronc. Dès l’école, nous sommes jugés non pas en fonction de ce que nous sommes, mais de ce que nous faisons. Nous pouvons ainsi avoir une bonne image de nous-mêmes dans la vie privée et une mauvaise dans la vie sociale et inversement. L’une peut soutenir l’autre. Mais aucune image positive dans les yeux de la famille ne compensera le fait d’être considéré comme rien à l’école ou au travail... Or, aujourd’hui, les psys n’en parlent pas, ce qui est extrêmement grave. Dans les médias, on continue à dire aux gens de méditer pour aller mieux mais, quand on est dans une situation matérielle inextricable, cela n’a pas de sens.
Vous comparez un pays en crise à un pays en guerre.
Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui sont touchés par la crise, la perte d’emploi, la pauvreté, mais les autres les redoutent ! Plus personne n’est à l’abri de l’inquiétude. C’est une menace qui pèse constamment sur les gens, leur vie de couple, leurs enfants. C’est comme vivre dans un pays en guerre car, même si vous êtes hors de la zone de combat, vous ne pouvez pas vivre en paix et vous sentir en sécurité.
Pourtant, en période de guerre, il n’y a pas de dépression...
C’est vrai : les gens tiennent parce qu’il faut survivre et c’est ce que font aujourd’hui beaucoup de personnes face à la crise. Mais à quel prix ? La notion aujourd’hui bien connue de résilience ne doit pas nous faire croire que les gens sont capables de résister à tout dans n’importe quelles circonstances. D’une part, il faut des points d’appui pour résister. Et par ailleurs, l’Histoire nous montre que parmi ceux qui ont résisté jusqu’à se conduire en véritables héros, certains comme Jean Améry ou Bruno Bettelheim (tous deux déportés pendant la Seconde Guerre mondiale, NDLR) ont fini par se suicider, car ils avaient sans doute épuisé leur capital, cette conduite admirable ayant au fond laminé leurs forces...
La détresse psychologique touche les chômeurs, mais aussi les travailleurs. Vous parlez à cet égard de l’entreprise comme d’une mère abusive. Comment en arrive-t-on là ?
La crise génère des modes de management extrêmement violents. Et comme les gens sont dans une peur terrible de perdre leur travail, ils développent cette maladie que l’on nomme « présentéisme », qui consiste à être là depuis 7 h le matin jusqu’à 22 h le soir. On devient donc comme un enfant qui essaie de satisfaire une mère à qui il faut donner toujours plus. Au bout d’un temps, les gens se retrouvent donc en burn-out, qui est certes un épuisement physique, certes un épuisement mental, mais surtout un épuisement psychologique. Celui de donner, donner et donner encore sans espoir de satisfaire jamais. J’ai connu une époque où même si on perdait son travail, on savait qu’on allait en retrouver un autre ! Aujourd’hui, on a l’impression qu’il faut sans cesse s’accrocher. Alors, on ne déconnecte jamais. Cela fiche évidemment beaucoup de vies de couple en l’air, mais c’est aussi très dur pour les enfants, qui ont l’impression que si leurs parents sont toujours en train de travailler, c’est parce qu’ils les aiment moins que leur travail ! Ce n’est pas vrai, mais c’est un raisonnement classique chez les enfants, surtout quand il n’y a pas de place pour le dialogue.
Les gens parlent-ils beaucoup de leur travail dans les cabinets des psys ?
Beaucoup. L’évolution est palpable. Et ce qu’ils racontent n’a plus rien à voir avec ce qu’ils racontaient il y a vingt ans. C’est-à -dire qu’avant, quelqu’un qui était dans une situation très difficile, à la limite du harcèlement, avait souvent lui-même rencontré des problèmes dans sa vie privée ou était au contraire tombé sur quelqu’un qui était là pour faire souffrir les autres. Mais aujourd’hui, cela s’est transformé en mode de management. Et il n’y a plus de collectif. Autrefois, les syndicats étaient très présents. Maintenant, le travailleur est seul dans l’adversité, pris dans des rapports duels. Nous, psychanalystes, constatons que c’est dans ce contexte que l’imaginaire se déchaîne. Si dans l’enfance, la personne n’a jamais été valorisée, ce sentiment revient. Cela finit par faire boule de neige.
Que faire pour sortir de ce malaise ?
D’abord, il faut pouvoir dire aux gens que ce n’est pas eux qui sont malades, mais le monde qui l’est. Et que s’ils ne supportent pas ce qu’ils ont à vivre, c’est parce que c’est invivable ! Mon livre ne vise pas du tout à en faire des victimes mais, au contraire, à leur donner des armes de combat. Mais pour trouver des solutions, il faut d’abord reconnaître la réalité. Ensuite, bien sûr, il y a les psys, mais le soin coûte de l’argent et n’est pas accessible à tout le monde. C’est pourquoi je crois beaucoup au collectif. Quand on est maltraité dans son entreprise, on n’est pas le seul à l’être ! Il faut engager la discussion avec ses collègues parce qu’on est toujours un peu aveuglé quant à son propre cas. À partir de là , on peut envisager des actions communes. Il faut faire corps avec les autres. Et pour cela, il faut commencer par aller prendre un café ensemble.
Julie Luong
À lire
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Faire face à la crise et résister, Claude Halmos, éd. Fayard, 2014, 283 p., 18,50 €.