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Des « entreprises à mission » en Belgique ?

Rédigé par: Benoît July
Date de publication: 13 déc. 2022

En se donnant une finalité d’ordre social ou environnemental, les « entreprises à mission » pourraient renforcer la crédibilité de leurs engagements vis-à-vis, notamment, de futurs salariés. C’est ce qu’estime Marek Hudon, professeur à l’ULB, qui soutient l’idée d’une réglementation appropriée.

Entretien

Professeur à la Solvay Brussels School (SBS-EM, ULB), Marek Hudon voudrait mettre à l’agenda l’idée d’instaurer le statut d’« entreprise à mission » en Belgique. Inspiré de la loi Pacte française, ce concept, encadré, permettrait de soutenir la démarche des entreprises souhaitant s’inscrire, de manière participative, sur la voie de la durabilité.

professeur ulb

Marek Hudon, professeur à la Solvay Brussels School

Les entreprises semblent parfois prises en défaut de pouvoir donner du sens au travail de leurs collaborateurs. Une tendance neuve ?

Il y a clairement une attente plus forte qui est exprimée désormais. Cela ne signifie pas que cette exigence n’existait pas auparavant, mais les successions de crises, sanitaire, climatique, ont renforcé cette attente d’une implication sociétale plus grande de la part des entreprises. Des études empiriques ont été effectuées à ce sujet, en France notamment. A la question posée par l’une d’entre elles (« Diriez-vous que votre quotidien en entreprise est en accord avec vos convictions personnelles et modes de vie sur le plan social et environnemental ? »), 39 % des salariés évoluant dans des entreprises de 100 salariés et plus répondent : « Non ». C’est encore plus frappant chez les jeunes, car ils appartiennent à une génération qui n’hésite pas à démissionner par manque de cohérence, d’adéquation.

Quels risques courent ces entreprises qui peinent à convaincre ?

Le premier d’entre eux est d’éprouver des difficultés à recruter ou à conserver leurs collaborateurs. Bien sûr, il faut nuancer le propos : la mobilité dont on parle concerne souvent les collaborateurs les plus qualifiés, pour lesquels le marché est tendu, et qui ont donc une liberté plus grande de choisir de partir ou de rester.

D’où vient ce manque de crédibilité ?

Le soupçon de « greenwashing », lorsqu’on évoque le climat ou l’environnement, est réel, et ses dégâts sont potentiellement d’autant plus importants que nous vivons dans une société polarisée, sur fond de réseaux sociaux, qui n’hésite pas à critiquer publiquement un manque supposé de crédibilité ou de sincérité. Les entreprises sont scrutées de manière active, y compris par des start-up qui se sont spécialisées dans l’analyse de leur performance sociétale. Même si elles mettent en place des actions, d’un côté, elles peuvent être rapidement rattrapées par la persistance de certaines pratiques, de l’autre : communiquer sur ses investissements dans les énergies renouvelables alors qu’on est encore fortement impliqué dans le fossile, par exemple. Pareil soupçon est d’autant plus dangereux que l’analyse de la cohérence porte de plus en plus sur la totalité de la chaîne de valeurs, y compris les filiales ou les sous-traitants. Cela crée une tension forte sur le management.

D’où votre souhait d’encadrer cela par le biais du concept d’« entreprise à mission » ?

Il y a, pour l’instant, énormément de normes, voire de labels, qui se focalisent sur certains critères spécifiques, auxquels l’organisation satisfait ou non. Si celles-ci peuvent évidemment être utiles, la difficulté, c’est de retrouver une cohérence globale dans l’action de l’entreprise. Pareil enjeu est très important pour les salariés, dont de nombreuses études démontrent qu’ils veulent davantage être impliqués dans la définition de la démarche sociétale de leur entreprise. Près de 90 % des salariés qui se sentent désengagés estiment qu’ils ou elles ne sont pas assez impliqué.e.s dans les réflexions relatives à la responsabilité sociétale de leur entreprise. Il faut donc, idéalement, un point de départ qui permet de fixer, de manière participative, des ambitions par rapport à sa propre situation. Telle qu’encadrée par la loi Pacte de 2019, en France, l’« entreprise à mission » se définit dès lors comme une organisation qui se donne, statutairement, une finalité d’ordre social ou environnemental. L’intérêt réside dans le fait de se donner une boussole qui va permettre d’articuler les politiques de l’entreprise au sein d’un cadre, et de les évaluer sur la base de celui-ci. Le fait d’inscrire cette finalité dans les statuts permet aussi de garantir que l’engagement tienne à plus long terme, contrairement à une action ponctuelle, ce qui crédibilise l’action de l’entreprise.

Un intérêt qui n’est d’ailleurs pas uniquement celui de l’entreprise, mais de la société au sens large.

Effectivement. Chacun est conscient que le monde économique doit changer, évoluer, pour répondre aux enjeux, essentiels, de notre époque. Mais comment le faire concrètement ? La trajectoire de changement dans les entreprises est, de très loin, insuffisante pour faire face à ces enjeux, en particulier, bien évidemment, sur le plan climatique. En sus des entreprises qui n’osent pas changer, il y en a aussi un grand nombre qui doutent sur comment s’y prendre. Initier une réflexion sur le statut d’« entreprise à mission » pourrait constituer, de ce point de vue, une opportunité.

L’expression « finalité d’ordre social ou environnemental » n’est-elle pourtant pas un peu vague ?

Savoir où on place la barre est effectivement crucial. D’où l’importance d’un processus participatif qui permet d’éviter qu’un management peut-être un peu trop frileux ne dénature la mission ; on peut aussi imaginer qu’il y ait des seuils minimums. Mais dès lors que la discussion est institutionnalisée, dans le cadre d’un comité de mission, et s’inscrit dans la durée, par le biais de cette institutionnalisation, on peut estimer que cela fixera bel et bien un cadre, une ligne directrice qui va engager le management – y compris si celui-ci devait changer –, mais aussi le sécuriser eu égard aux choix qu’il devra poser.

Des sanctions doivent-elles être prévues ?

Il faut à tout le moins que la démarche, ou plus précisément les résultats qu’elle est censée générer, soit auditée de manière indépendante : la crédibilité du statut dépend de la qualité du contrôle et de la formulation d’objectifs assez précis pour permettre leur vérification. La loi Pacte française instaure aussi la possibilité de sanctions, sous la forme de la perte du statut, si la mission exprimée n’engendre aucune politique concrète.

Vous évoquez la loi française. Faudrait-il, en Belgique, passer également par le Parlement ?

Je le souhaite. Je pense que le moment est venu de mettre le dossier à l’ordre du jour, d’initier un débat ouvert et constructif sur la question, étant entendu qu’on ne va pas effectuer un « copier-coller » de ce qui existe en France. Il faut en effet que le maximum de parties prenantes puisse s’exprimer, réfléchir au concept, non seulement dans le monde de l’entreprise, mais aussi de l’économie sociale ou coopérative, notamment.

Pourrait-on imaginer que les entreprises de certains secteurs, par exemple actives dans le tabac ou les énergies fossiles, soient d’office exclues de la possibilité de s’instituer en « entreprise à mission » ?

Cela pourrait faire partie du débat à mener : la question du « screening négatif » doit être abordée, même si chacun se rend compte que la réflexion sera beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît…

Ne risque-t-on pas d’organiser, de la sorte, une ségrégation entre, par exemple, les grandes entreprises qui auraient les moyens de s’engager dans un tel processus et des PME qui auraient d’autres priorités ?

L’exemple français montre qu’il y a, en réalité, beaucoup de PME parmi les « entreprises à mission ». Plus fondamentalement, je ne pense pas qu’il s’agisse principalement d’une question de moyens : le processus participatif peut être initié dans n’importe quelle entreprise et, s’il est bien mené, peut lui faire gagner en efficacité. Il pourrait d’ailleurs s’agir, pour les PME, d’un excellent moyen de se différencier en termes de recrutement et d’attractivité…