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Des philosophes dans les entreprises au secours du sens au travail

Date de publication: 20 sept. 2022
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Le philosophe perd-il son âme en intégrant l’entreprise ou s’agit-il, au contraire, d’une excursion bienvenue dans un milieu où la « quête de sens » semble plus que jamais d’actualité ? Tentative de réponse avec la philosophe Pacsale Seys

Pascale seys

Pascale Seys, philosophe.

Des philosophes en entreprises ? Le fait que certaines en recrutent, dans le but d’aider les collaborateurs à « retrouver du sens » au travail, témoigne d’une réalité. Sur laquelle Pascale Seys, docteure en philosophie et autrice à succès, a accepté de se pencher.

Cette quête de sens au travail, dont on parle beaucoup aujourd’hui, est-elle neuve ?

La question du sens à donner à sa vie traverse chaque génération depuis la nuit des temps, probablement depuis les premières questions que les hommes se sont posées concernant la place précaire qu’ils occupent au sein d’un monde dont le sens n’est à aucun moment donné. La philosophie et, avant elle, les grands récits mythiques et les religions ont été de prodigieux producteurs de sens, dont l’ensemble des questions peut se résumer à une seule : quelle est notre place, en tant qu’humains, dans un monde qui ne semble nullement avoir besoin de nous ?

L’ensemble des disciplines scientifiques s’est progressivement érigé pour répondre à cette inquiétude, avec comme point d’intersection, un double ancrage à la fois théorique et pratique, c’est-à-dire une exigence d’intelligibilité, de compréhension ou de lisibilité des phénomènes physiques, et une exigence de valeur, qui implique une recherche de principes ou de critères qui éclairent nos actions et qui donnent du prix à l’existence.

Comment le rapport au travail, à l’argent, a-t-il évolué ?

Jusqu’à l’époque moderne, dans un modèle social inégalitaire, le travail, les affaires (negotium) sont une nécessité qui est dévalorisée au profit d’activités plus nobles, au sommet desquelles on trouve la vie de l’esprit (otium). C’est un temps de l’histoire où les individus se soumettent à un ordre supérieur, hétéronome, celui du « cosmos » et de ses lois, et les hommes se savent être les serviteurs du temps.

Ce qui change à l’époque moderne, c’est que le temps devient une possession, à l’image de la célèbre formule de Benjamin Franklin selon laquelle « le temps, c’est de l’argent ». Et ce temps sera consacré à un travail qui permet l’accroissement d’un capital. Se pose dès lors, et à juste titre, la question professionnelle qui taraude la plupart des jeunes : à la défense de quelle(s) valeur(s) vais-je consacrer le temps de ma vie ? Poser cette question courageuse implique d’envisager comment concilier le sens des affaires et les affaires de sens.

En quoi la philosophie peut-elle aider à se positionner ?

C’est une curieuse discipline, la philosophie, parce qu’elle tente d’élucider le réel à partir d’un spectre très large et nuancé. On ne peut dire d’elle ni ceci, ni cela, si ce n’est qu’elle cherche à exprimer, générations après générations, quelque chose d’un peu plus vrai et plus libre qu’hier sur le monde. On la qualifie facilement de hautaine, voire de carrément inutile, ce qui est parfois vrai, mais ces critiques sont émises la plupart du temps par des esprits qui confondent simplicité et facilité, et qui estiment qu’il est possible d’appréhender des phénomènes complexes en faisant l’économie du temps. Or, le temps est l’allié le plus précieux de la réflexion, et c’est aussi la denrée qui nous manque probablement le plus, dans nos vies hyperconnectées, afin de savoir comment nous orienter.

Parce que la réflexion opère toujours avec un léger décalage, avec « un pas de côté » en regard des urgences et de la dictature du temps qui court, la philosophie crée un espace et un temps qui permettent de métaboliser les défis et les enjeux liés à tel ou tel choix professionnel. Prenez le temps d’une douche, d’un café ou d’une promenade et posez-vous la question « Pourquoi, pour qui je travaille ? » et vous verrez probablement s’ouvrir une fenêtre de questions qui s’ouvrira elle-même sur une autre fenêtre, ce qui peut être vertigineux mais aussi fécond pour qui aspire à vivre une vie professionnelle en accord avec ses valeurs et ses idéaux. La réflexion implique un temps de suspension, de doute qui favorise les reconversions de vie et les changements de carrière. Le doute, on le sait, est une boussole d’une efficacité redoutable, parce qu’il fait trembler les chemins en ligne droite.

Nous évoquons des choix personnels, auxquels des entreprises tentent de s’adapter en intégrant des philosophes en leur sein. Curieux ? Judicieux ?

Il faut décoder les raisons pour lesquelles les philosophes – qu’il ne faut confondre ni avec des coaches, ni avec des consultants, ni avec des promoteurs de bien-être – sont appelés à la rescousse au sein des entreprises. Est-ce par une nécessité interne ? Est-ce par opportunisme ? Est-ce une manière pour les entreprises de s’aider à réfléchir à des changements nécessaires en faisant coïncider leurs objectifs de profit avec des exigences de sens et des normes éthiques, ou bien d’utiliser la boîte à outils des philosophes pour mieux persuader les travailleurs d’être davantage flexible, d’accepter des mesures inacceptables, de se soumettre à des process stériles, de justifier des décisions iniques ?

Le philosophe qui, dans une situation donnée, a vocation à prendre en compte la relation qui existe entre le détail et la globalité peut prétendre à une position de conseiller sage et proposer des recommandations face aux dirigeants qui, soumis à des pressions, doivent prendre des décisions sans nécessairement avoir le temps ni les dispositions nécessaires pour ce « dézoomage ».

Mais s’il s’agit d’exiger de la philosophie qu’elle se mette au service de l’entreprise, c’est l’asservir et la dévoyer dans son projet même, qui reste, quoi qu’on dise, d’être libre et critique. Il est clair aujourd’hui que les chantiers liés au monde professionnel sont gigantesques en termes de solutions adaptatives à apporter au défi climatique, à la transition énergétique, à la mobilité, au chômage, à la santé mentale des travailleurs, aux reconversions vers de nouveaux métiers, etc. Si la philosophie ne peut prétendre apporter des réponses magiques, elle peut toutefois identifier les problèmes, ce qui constitue déjà une manière de commencer à se retrousser les manches.

Que vous inspirent les notions de « valeurs », de « missions » dont nombre d’entreprises se prévalent ?

Valeurs-missions-visions constituent les piliers d’une stratégie qui est une manière de déterminer une direction en vue de réaliser certains objectifs. Ces chartes expriment l’ADN de l’entreprise et permettent de confronter le travailleur aux valeurs auxquelles il est sensible, de manière à mesurer s’il accepte de s’intégrer dans un projet collectif sans qu’il doive y abandonner son âme pour autant.

La difficulté, c’est que ces stratégies sont déterminées par des tableaux de gestion, ces fameux indicateurs de performance (KPI) qui proposent souvent une vision restrictive des objectifs à poursuivre. Heureusement, les modèles épuisés craquent et de jeunes voix, comme celle de l’entrepreneuse Eva Sadoun (1) par exemple, s’élèvent pour attirer l’attention sur la nécessité d’utiliser de nouveaux indicateurs contre la référence absolue à la croissance en mesurant l’impact des objectifs des entreprises sur l’état de la biodiversité, le partage des richesses, l’environnement, le coût des ressources naturelles, le bien-être, le partage équitable des territoires, etc. C’est comme si, en opérant un renversement de management, il apparaît tout à coup que les valeurs au pluriel (c’est-à-dire le sens) deviennent les objectifs essentiels de l’entreprise là où la valeur (la valeur financière) peut devenir une conséquence du respect de ses valeurs.

Le risque n’est-il pas grand pour ces employeurs de se voir rattrapés par la réalité du business ?

« Quand la richesse et les riches sont honorés dans une cité, la vertu et les hommes vertueux y sont tenus en moindre estime », constatait Platon dans La République. Nous naviguons, comme hier, dans un monde imparfait, et les scandales liés à la course au profit nous révulsent. C’est sans doute à cet endroit précis de la faille que le besoin de philosophie se révèle avec la plus grande nécessité, ne fût-ce que pour comprendre que défendre des valeurs peut accroître la richesse (d’une entreprise, d’une Nation) et son prestige, en même temps que donner un surcroît de sens au travail et de la dignité aux travailleurs.

(1) Eva Sadoun, Une économie à nous : changer de regard pour redéfinir les règles du jeu, Actes Sud, 2022.