Du « fitness neuronal » pour secouer l’entreprise

Table Ronde - Solvay

Depuis 2011, l’Executive Programme en Management & Philosophies de la Solvay Brussels School incite les managers, hommes et femmes, à conscientiser leurs pratiques et repousser les limites de leur réflexion. Au bout de ce cycle de dix journées d’intense cogitation (de 9h à 18h), il est question de renouer avec un besoin essentiel de sens... qui ne s’est probablement jamais fait autant ressentir qu’en cette période de crise.

Pour en parler, trois chevilles-ouvrières d’une initiative dont la nécessité s’est vue confirmée par dix années d’existence : Philipe Biltiau (co-fondateur et co-directeur académique du programme), Laurent Hublet (co-fondateur et animateur académique) et Benoît Frydman (professeur à l’ULB et intervenant).

Proposer à des cadres, entrepreneurs et autres managers un programme de formation inspiré par la philosophie ne comporte-t-il pas une contradiction majeure ? Celle de faire emprunter le temps long de la réflexion à des hommes d’action confrontés aux délais raccourcis du pragmatisme. N’y a-t-il pas là un grand écart qui heurte le sens commun ?

Laurent Hublet : La grande question qui est abordée à travers ce programme est celle du sens de l’engagement professionnel. Cela concerne absolument tout le monde dans une entreprise. Il est vrai que parfois la philosophie peut donner l’impression d’être un verbiage dans un univers éthéré. Nous la voyons davantage comme un « fitness neuronal », autrement dit un exercice pratique de réflexion sur soi-même et les autres. Pour éviter de larguer les amarres, nous avons mis au point une formule qui consiste à croiser des intervenants provenant à la fois du monde de l’entreprise et de celui de la pensée. De cette façon, les questions posées sont ancrées dans le réel de la vie professionnelle.

Philippe Biltiau : Evitions les malentendus, il ne faut pas penser qu’en s’inscrivant à ce programme on va devenir meilleur pour gérer une réunion commerciale ou un entretien d’évaluation. Le cas échéant, mieux vaut alors se diriger vers d’autres formules plus concrètes et opérationnelles proposées par la Solvay Brussels School. Ici, l’objectif est de se déconnecter du « day-to-day », de prendre du recul, de réfléchir à ce que l’on fait.

Benoît Frydman : Il est ici question de philosophie appliquée. Plutôt que la question du « comment agir » qui hante les entrepreneurs, nous osons poser celle du « pourquoi ». « Pourquoi faisons-nous ce que nous faisons ? » et surtout « N’y a-t-il pas moyen de faire autrement ? ».

Benoît Frydman

Philipe Biltiau (co-fondateur et co-directeur académique du programme)

Les managers n’ont-ils pas davantage besoin de résultats que de sens ?

Laurent Hublet : Une entreprise ne peut plus se passer de la question du sens aujourd’hui. Ne serait-ce que parce que les collaborateurs se posent cette question avec une intensité inégalée. Un chef d’entreprise peut se mettre la tête dans le sable et rester sourd à cette demande mais il ne fait aucun doute qu’elle lui explosera tôt ou tard au visage : son entreprise risque de ne plus attirer les talents. Les derniers mois que nous venons de vivre ont poussé tout le monde à l’introspection.

L’heure n’est plus à évaluer une situation sur un seul bilan comptable. Il est impératif de réfléchir pour repenser le cadre. Cette réflexion vitale est portée par la philosophie entendue au sens de Luc de Brabandere comme « une rigueur quand il n’y a pas de chiffres ».

Benoît Frydman : La question du sens est aigüe parce que nous sommes dans une période de crise et de transformation majeure sans précédent. Tout ce pour quoi les décideurs ont été formés est remis en cause, soit par eux-mêmes, soit par les circonstances, voir même par les personnes à qui ils ont à répondre. Le « business as usual » est un modèle qui n’est plus opérant. Dans ce contexte, un manager qui s’essayerait à appliquer les vieilles recettes court le risque de ne pas conserver ses responsabilités. L’innovation, l’adaptation et la reconstruction des valeurs ne constituent pas un luxe mais une dimension essentielle, le « core-business » à proprement parler.

Benoît Frydman

Benoît Frydman (professeur à l’ULB et intervenant)

Le programme existe depuis dix ans, cela témoigne indubitablement de sa nécessité…

Laurent Hublet : Au départ, ce programme est né d’un pari. Personne n’y croyait car le grand écart management et philosophie était complètement disruptif. On se posait la question de savoir si l’on allait arriver à proposer une seconde édition.

Philippe Biltiau : En 10 années, nous avons formé 270 participants avec des profils extrêmement variés. Pour mieux mesurer l’ampleur du phénomène, il faut rappeler que nous opérons une sélection parmi les candidatures. Sans oublier que nous avons fait le choix d’un programme en français, ce qui circonscrit notre rayon d’action à la Belgique francophone.

Vous avez fait le choix de vous en tenir à 35 inscrits par année, pourquoi ?

Philippe Biltiau : L’expérience nous a montré que c’est le bon nombre pour pouvoir accorder 50% de temps de parole aux intervenants, manager et philosophe, ainsi que 50% de temps de questions adressées par la salle. 50% correspond environ à 4 heures. Notre objectif est que toute personne taraudée par une interrogation ait la possibilité d’exprimer ce questionnement.

En choisissant le français comme langue de référence, vous vous coupez d’opportunité internationale. Est-ce parce que comme l’a énoncé Wittgenstein « Die Sprache ist die Mutter, nicht die Magd des Gedanken », c’est-à-dire que « Le langage est la mère, et non la servante de la pensée » ?

Laurent Hublet : Absolument, la philosophie travaille avec les mots et les concepts en arrière-plan. Pour entamer un travail philosophique, la langue est tout sauf neutre. Ce point de vue permet entre autres de questionner les anglicismes parfois un peu vides de sens du management. Cela mérite de s’y attarder pour comprendre ce que nous disons vraiment quand nous les employons de manière systématique. Par ailleurs, nous avons des participants qui viennent spécialement de l’étranger pour suivre les séances, ce qui montre que le français ne nous coupe pas forcément de l’international.

Laurent Hublet

Laurent Hublet (co-fondateur et animateur académique)

Le modèle choisi, qui consiste à faire se croiser paroles de CEO et de philosophes, relègue aux oubliettes de la pédagogie l’idée d’un cours ex cathedra…

Laurent Hublet : Bien évidemment, nous cherchons à créer de la « dissension constructive » entre les interlocuteurs.

Benoît Frydman : Chaque séance est soigneusement préparée afin de ne pas perdre de temps en examinant les problématiques qui seront déployées. Les binômes sont reconduits et parfois changés pour maintenir une dynamique, il n’est pas question de neutraliser les débats, d’en ôter les contradictions. Ces dernières pouvant s’affirmer fertiles.

Ne craignez-vous pas la concurrence des contenus philosophiques didactiques en ligne ? On trouve un nombre incalculable de podcasts et autres vidéos…

Philippe Biltiau : Tout le monde peut écouter pendant une heure , en ligne ou lors d’un lunch , une conférence d’André Comte-Sponville ou de Raphaël Enthoven. En revanche, il n’y a que chez nous qu’ils s’enferment pendant huit heures dans un auditoire pour débattre…

Laurent Hublet : Plus que « assister », je dirais « cocréer » le débat. L’objectif est que l’on chemine dans la réflexion avec les intervenants. Une session n’est pas complète si les participants ne l’enrichissent pas de leur vécu et opinions.

Benoît Frydman : Il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance des échanges informels. Ces moments, je pense au déjeuner, à une pause, lors desquels il y a un accès privilégié avec les intervenants.

Y a-t-il eu une évolution du programme au fil des années ?

Laurent Hublet : La méthodologie est restée la même et les questions de fond également. Cette réflexion stable accompagne les pratiques entrepreneuriales qui elles sont soumises au changement en raison d’évolutions conjoncturelles ou structurelles liées au moment où on les aborde. Au départ, la crise financière était une source de questionnement omniprésente. Désormais, on s’intéresse beaucoup au rôle actif des entreprises dans des thématiques de préservation de la mémoire collective ou du changement climatique.

Benoît Frydman : C’est fou ce qui s’est passé en dix ans. De façon anticipative, il y a fort à parier que le programme 2021-2022 va être alimenté par des questions autour du travail, un domaine bouleversé par la crise sanitaire, et probablement autour de la technologique, du big data aux algorithmes. On ne peut pas échapper aux réflexions qu’implique l’entrée de l’intelligence artificielle dans l’entreprise… mais aussi dans nos vies. Une des spécificités de cette formation c’est que nous ne nous adressons pas seulement au manager comme pur professionnel, nous l’abordons aussi comme un être humain dans tous les aspects de sa vie.

Table Ronde - Solvay

Y a-t-il des prérequis pour participer à ces sessions ?

Laurent Hublet : Non mais il faut cette envie, cette curiosité. Ce désir devient une expérience collective. Nous avons observé que beaucoup d’anciens continuent d’explorer les réflexions soulevées par la suite. Cela crée un réseau de pairs.

Benoît Frydman : Il est demandé aux intervenants philosophes d’éviter le jargon. Cela dit, étant qu’une véritable volonté d’apprendre la philosophie existe de la part des participants, nous fournissons des concepts essentiels pour aider à déciller le regard. Cela est essentiel à développer une réflexion personnelle qui ne soit pas la reprise d’une pensée toute faite. Apprendre à penser, à faire des phrases ayant du sens, est essentiel. La philosophie est un instrument qui permet cette conversion.

Dans votre programme, le philosophe Raphaël Enthoven pose cette question « Le manager est-il un artiste ? ». Faut-il en déduire que votre programme soigne le blues du businessman ?

Philippe Biltiau : Il ne s’agit pas de séances développement personnel et jusqu’ici personne n’a tout plaqué pour s’installer à Katmandu (rires)

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