Emmanuel Faber, ex-patron du groupe Danone : « Il faut recréer d’urgence un nouveau narratif de progrès »

L’ancien PDG du géant de l’agroalimentaire reconverti en « activiste climatique et social » estime que le business a perdu le fil en privilégiant l’efficience au détriment de l’indispensable résilience. Mais cela bouge, estime-t-il, sous l’effet notamment d’un changement de paradigme au sein même de la finance.

En tant que directeur général puis PDG, Emmanuel Faber a géré pendant sept ans le groupe Danone, ce géant de l’agroalimentaire qui emploie plus de 100.000 personnes pour un chiffre d’affaires de l’ordre de 23 milliards d’euros. Evincé en mars 2021, il n’a rien perdu des principes qu’il voulait inculquer à ce groupe afin de le rendre plus résilient, sous le canevas emblématique « One Planet. One Health » qui affirme que « la santé des personnes et celle de la planète sont intimement liées ».

Nous l’avons rencontré il y a peu, sous la pluie et les pieds dans la boue, dans le cadre du sommet de la Regenerative Alliance visant à réfléchir aux moyens de réconcilier concrètement l’entreprise et l’environnement, alors que le dérèglement climatique s’accélère. « Nous avons trop longtemps privilégié l’efficience au détriment de la résilience, et cela nous a menés dans l’impasse actuelle. Nous avons encore la possibilité d’en sortir, mais il est urgent de repenser notre rapport à l’environnement », assure celui qui met désormais ses compétences au service du Club de Rome, notamment, cette instance qui publiait le fameux rapport « The limits to growth »… il y a 50 ans.

 Emmanuel Faber

Emmanuel Faber

Une lecture qui a pu être faite de votre éviction de la fonction de PDG du groupe Danone donnait à penser que vos actionnaires étaient en désaccord avec l’orientation plus durable que vous souhaitiez lui imprimer. Une lecture erronée ?

Mon éviction n’a rien à voir avec la stratégie de développement durable de Danone ni même avec le statut d’« entreprise à mission » qui avait été approuvé en tant que tel, en 2020, par 99 % des actionnaires. Sans commenter plus avant cet événement, je dirais plutôt qu’il est le résultat d’une stratégie opportuniste de quelques-uns, mais pas du tout le fruit d’un désaccord avec les actionnaires qui, au contraire, avaient compris l’intérêt de cette stratégie à long terme.

On en vient donc au cœur du sujet : selon vous, la finance est-elle en train de pivoter et de s’inscrire dans l’impératif de la transition ?

Les grands fonds d’investissement évoluent sous la pression croissante des gens qui, leur ayant confié leur argent, prennent davantage en compte les dimensions sociales, environnementales et de gouvernance dans leurs décisions. Cette évolution n’est pas liée à une forme de vertu mais à des critères rationnels. Chez Danone, par exemple, j’ai initié un dialogue avec les actionnaires afin de leur démontrer l’intérêt de mesurer les résultats de l’entreprise ajustés de la charge carbone (celui que l’on prélève dans le sol et qu’on rejette dans l’atmosphère, via l’agriculture notamment) sur l’ensemble du cycle de vie de nos produits. Pareil ajustement conduit, dans les chiffres, à une division par deux de notre résultat purement comptable. Autrement dit, si on verse aujourd’hui un dividende trop élevé, qui ne tient pas compte de cette charge, on risque en réalité de réduire d’autant la capacité de maintenir ce dividende à long terme. Et cela, les actionnaires commencent effectivement à le comprendre.

Comment mesure-t-on cela ?

C’est un des tout grands enjeux actuels car il faut élaborer une métrique, des critères qui permettront de mesurer et d’auditer la performance environnementale d’une entreprise, en sus du reporting purement financier. C’est important, car ce sont ces critères qui permettront aux investisseurs de comparer la performance de leur portefeuille, notamment sur le plan de l’empreinte carbone. Il y a encore, objectivement, un gros travail d’harmonisation à effectuer, mais il est en cours, au niveau des normes comptables IFRS notamment, mais aussi au sein de la Commission européenne.

En l’attente, que fait-on ?

On peut d’ores et déjà avancer de manière très concrète. Je vous cite un exemple : la négociation pour Danone, en 2017, d’un crédit syndiqué de 2 milliards d’euros auprès de 12 banques parmi les plus grandes du monde. Le taux d’intérêt était indexé sur 2 indicateurs, à savoir la performance « climat », selon la méthodologie du « Carbon Disclosure Project » qui délivre des ratings à ce sujet, et la croissance de la part du chiffre d’affaires certifiée « B Corp » (un organisme qui délivre des certifications aux sociétés commerciales répondant à des exigences sociétales, environnementales et de gouvernance – NDLR). Une amélioration de notre performance selon ces deux dimensions conduisait à une bonification de 20 % de notre charge d’intérêt, ce qui était évidemment très significatif. Même s’il s’agissait ici d’une négociation entre acteurs privés, cela prouve qu’on peut avancer.

Vous voyez donc dans la finance un vrai moteur de changement ?

Quand la Banque centrale européenne, par la voix de sa présidente Christine Lagarde, déclare que la prise en compte du risque climatique fait partie du mandat d’une banque centrale, c’est un vrai changement de paradigme. De même, le Green Deal européen oriente très clairement les fonds qui seront injectés, avec le soutien du plan de relance, dans le cadre de la transition climatique, et ce sont donc des milliers d’entreprises, de toutes dimensions, qui vont à terme en bénéficier. J’ajoute enfin que le coût du capital sera inférieur à l’avenir, compte tenu de la prise en compte du risque climatique ou environnemental, pour les entreprises qui afficheront les meilleures performances sur ce plan.

Et le consommateur dans tout cela ? Longtemps, on a vu en lui le principal moteur du changement…

Nous nous trouvons face à des injonctions paradoxales. Quand on cherche à réduire au maximum le coût de l’alimentation, on en réduit la qualité, c’est indéniable. On a vu avec la crise du covid qu’à force de vouloir faire de l’efficience à tout prix, on perd de la résilience. La question est désormais : quel modèle alimentaire veut-on construire en Europe ?

Et vous répondez : davantage de résilience, quitte à perdre en efficience ?

Il faut effectivement des modèles plus résilients et sans doute un peu moins efficients, au sens comptable du terme. On ne paie pas aujourd’hui le vrai coût de notre alimentation parce qu’on ne paie aucune de ses externalités : le secteur agricole représente dans le monde autant d’émissions de gaz à effet de serre que l’industrie. Nous devons reconstruire sur la santé des sols, la diversité agricole. L’humanité tient sur cinq grandes récoltes, cinq plantes qui représentent les deux tiers des calories utilisées pour l’alimentation humaine : c’est un risque systémique majeur ! Le dérèglement climatique va donc nous amener à repenser nos modèles sur une échelle beaucoup plus locale. Un groupe comme McCain, par exemple, travaille à la restauration de variétés locales de pommes de terre pour s’adapter aux nouvelles conditions pédoclimatiques (relatif à l’ensemble des conditions de climat auquel est soumis un sol – NDLR) : ce sera peut-être moins efficient pendant quelques années, mais ce sera beaucoup plus résilient.

La production de cette agriculture plus qualitative restera-t-elle accessible au plus grand nombre ?

Il est indéniable que le grand enjeu de la transition climatique est de nature sociale, et il va donc falloir que les gouvernements et les entreprises mettent en place des moyens financiers pour relever ce défi. Nous avons tout de même un vrai problème dès lors que nous n’osons même plus regarder en face les processus par le biais desquels nous nous alimentons, y compris d’ailleurs sur le plan du bien-être animal, dans les abattoirs par exemple. Nous devons retrouver une relation vivante avec notre alimentation, rendre du sens à tout cela et accepter dans la foulée que son coût augmente et accapare une part plus grande du budget des ménages – ce qui implique donc effectivement un accompagnement financier de ceux qui ne pourront pas y faire face.

On vous sent relativement optimiste en dépit des risques majeurs qui se profilent devant nous.

Ni optimiste ni pessimiste, mais persuadé que notre narratif de progrès, qui a commencé à s’éroder il y a 30 ans, est désormais en panne en Europe, générant une véritable interrogation pour l’avenir et le risque que les générations futures vivent moins bien que celles qui les ont précédées. Or, il y a des ingrédients qui permettent de recréer ce narratif, mais la vraie question porte sur la vitesse avec laquelle nous parviendrons à nous activer. Les manifestations très concrètes du dérèglement climatique sont désormais devant nous, elles commencent à nous frapper durement et nous forcent à prendre conscience que c’est ici et maintenant que cela se passe, et pas ailleurs dans vingt ans. Va-t-on parvenir à régénérer suffisamment rapidement notre rapport à l’environnement ? Je l’ignore, mais nous devons absolument essayer.

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