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Gouverner le capitalisme... au profit des salariés également

Date de publication: 4 déc. 2012
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Imaginerait-on le gouvernement britannique contrôlé par la seule Chambre des Lords ? Le Royaume-Uni géré dans le seul intérêt de son « aristocratie » ? Non, bien évidemment. Alors, pourquoi accepte-t-on que l'entreprise soit gouvernée par les seuls détenteurs de son capital ?, interroge Isabelle Ferreras (*). Les salariés ont le droit de bénéficier d'une représentation plus démocratique, plus en phase avec leurs aspirations, affirme-t-elle dans son livre « Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique », récemment publié aux Presses Universitaires de France (PUF).

Les entreprises sont-elles mal gouvernées ?

L'efficacité du modèle de gouvernance par lequel le management est contrôlé par le seul conseil d'administration a montré ses limites : on en a vu les dégâts dans le cadre de la crise financière de 2008. Ce modèle ne répond pas non plus aux aspirations des salariés pour une raison simple : ils ne sont pas représentés au sein du conseil d'administration, qui ne reflète dès lors que les intérêts de ceux qui apportent le capital.

Les salariés, qui apportent quant à eux leur travail, souhaitent davantage qu'un salaire ?

C'est une évidence. La jeune génération, en particulier, veut savoir pourquoi elle travaille, comprendre les projets dans lesquels elle s'implique, peser sur les enjeux qui la concernent ou la motivent, comme l'aménagement du temps de travail, la formation ou, plus fondamentalement, la stratégie de l'entreprise et sa finalité. Je ne dis pas que les aspirations des salariés ne sont jamais prises en compte, mais bien que les salariés ne disposent pas d'un organe formel, institué, par lequel les exprimer, voire les imposer. C'est toute la différence entre le despotisme éclairé et la démocratie : bénéficier d'un gouvernement compréhensif, voire bienveillant, cela n'a rien à voir avec le fait de lui faire valoir ses vues et de le contrôler par le biais d'un Parlement.

La citoyenneté ne s'arrête donc pas aux portes de l'entreprise ?

Les citoyens comprennent de plus en plus difficilement qu'une fois passé ce seuil, ils doivent s'exécuter sans pouvoir participer à la détermination des conditions de la vie commune dans l’entreprise. Dans mon diagnostic, c’est une contradiction qui est amenée à devenir de plus en plus aiguë et qui pose problème tant du point de vue de la justice que de l’efficacité.

Les entreprises occidentales sont-elles mûres pour franchir ce pas ?

L'exigence démocratique s'exprime de manière plus pressante aujourd'hui, y compris dans les entreprises. Mais il s'agit aussi, pour ces entreprises, d'une question de survie : elles ne peuvent continuer à prospérer qu'en générant de la valeur ajoutée par le biais de l'innovation, de l'intelligence de leurs collaborateurs - dont le niveau de formation est sans cesse plus élevé. Elles dépendent donc désormais tout autant si pas davantage des cerveaux que des capitaux. C'est une des raisons pour lesquelles il faut rééquilibrer le pouvoir entre ceux qui apportent leur capital et ceux qui investissent leur travail.

D'où votre proposition de système bicaméral ?

Je propose effectivement qu'il y ait deux assemblées générales, celle des apporteurs de capital que l’on connaît déjà – le conseil d'administration - et celle des investisseurs en travail, et que chacune élise sa Chambre des représentants. À charge, ensuite, pour ces deux Chambres de désigner le comité exécutif investi de la gestion quotidienne - alors que cette désignation relève aujourd'hui de la compétence exclusive du conseil d'administration.

Ce rôle de représentation des « investisseurs en travail », n'est-ce pas celui des syndicats ?

Les syndicats peuvent négocier, défendre des intérêts, influencer mais leur marge de manœuvre est pour l'instant forcément limitée, car les salariés qu'ils représentent ne sont pas au cœur du pouvoir. Les organes de concertation actuels n’ont pas été pensés pour donner un pouvoir aux travailleurs équivalent à celui des actionnaires. De par leur histoire et leur compétence, les syndicats sont appelés à mes yeux à être des acteurs, via les élections, du système bicaméral que je propose.

Votre modèle est-il différent de la cogestion à l'allemande ?

Oui. Le modèle allemand reste un système monocaméral. Les grandes entreprises allemandes pratiquent la codétermination qualifiée par les juristes de « fausse parité » : le Conseil de surveillance est composé à parts égales de représentants patronaux et syndicaux mais, en cas de désaccord, le président issu du banc patronal a une voix prépondérante. La proposition bicamérale est différente puisqu'il faut une majorité dans chaque Chambre pour que toute décision stratégique soit approuvée. Mais le modèle allemand prouve déjà qu'une meilleure représentation des salariés n'est pas source d'inefficacité : il explique au contraire la résilience des entreprises et de l'économie allemandes.

Importer la démocratie au cœur de l'entreprise, n'est-ce pas aussi compenser la faiblesse de la démocratie à l'extérieur de celle-ci ?

Le cas d'ArcelorMittal est, à cet égard, édifiant. On voit, en Belgique comme en France, à quel point il est compliqué d'influencer le processus décisionnel de cette multinationale qui se joue des États. Or, en Allemagne, ce groupe agit de manière totalement différente dans les entreprises au sein desquelles il est obligé de partager le pouvoir avec les salariés, en raison du droit de la codétermination. Les comités d'entreprise européens, bien que transnationaux, n'ont pas cette capacité, car ils n'ont aucun pouvoir de contrôle ou de décision.

Instaurer dans les entreprises le bicaméralisme que vous proposez implique que leurs actionnaires qui détiennent le pouvoir soient d'accord... de le partager. Utopique ?

On pourrait encourager les entreprises en ce sens, par exemple par le biais d'incitants fiscaux qui dépendraient du mode de gouvernance qu'elles appliquent. Plus fondamentalement, alors qu'on se demande comment sortir de la crise actuelle, et dès lors que la performance de l'entreprise, sa capacité d’innovation, est amenée à dépendre davantage de la mobilisation de l'intelligence que du capital, je pense que les actionnaires peuvent très bien comprendre que le partage du pouvoir avec les salariés est aussi dans leur intérêt...  Benoît July

 

(*) Isabelle Ferreras, professeur à l'UCL, est chercheur qualifié du FNRS et Senior Research Associate du Labor and Worklife Program de l’Université d’Harvard, notamment.