Ilham Kadri : « La chimie, désormais, est une industrie sexy »

A la tête de Solvay et de ses 21.000 collaborateurs depuis 2019, Ilham Kadri a résolument engagé le groupe sur la voie de la durabilité. « La chimie, qui conçoit et recycle les matériaux, est au cœur de l’économie circulaire », assure-t-elle, convaincue qu’une vision inclusive de la transition climatique est indispensable à sa réussite.

Opposer durabilité et profitabilité ? Une erreur en soi, selon Ilham Kadri, qui appuie ses dires sur le succès de la transformation de Solvay, engagé dans une stratégie « One Planet » visant à la fois à développer les matériaux du futur et à rendre possible leur recyclage à grande échelle, parvenus en fin de vie. « Pour exécuter une stratégie inclusive de la durabilité et la circularité, il faut la bonne culture – et celle-ci est avant tout dans les mains de tous nos collaborateurs », affirme-t-elle. « Ce sont eux qui lui donnent vie, ce sont eux qui engagent le groupe, de manière inclusive, dans la transition climatique. »

Ilham Kadri

Quel était votre état d’esprit après ce débat, à Louvain-la-Neuve ?

J’étais très heureuse. Echanger avec des jeunes me nourrit, j’apprécie en savoir davantage sur leurs valeurs, leurs façons de voir le monde, et d’en appréhender les challenges. Je considère le feedback comme un cadeau et, en tant qu’adepte du reverse mentoring (mentorat inversé, le jeune apprenant au collaborateur expérimenté, plutôt que l’inverse – NDLR), j’apprécie d’être challengée, ce qui fut le cas par les activistes qui avaient été invités : ils ont des opinions, une force de conviction, veulent qu’on aille plus vite dans l’amélioration de notre impact environnemental, et ils ont raison. Entendre des voix disruptives sur la durabilité, la circularité, c’est aussi cela qui nous fait avancer, et j’en suis d’autant plus convaincue que la réinvention du progrès est la raison d’être de Solvay. A côté de ces voix, il y avait aussi celles d’entrepreneurs qui ont été labellisés par la Fondation Solar Impulse de Bertrand Piccard et qui sont très importants également, car ils sont, comme Solvay, porteurs de solutions.

Avez-vous eu l’impression de convaincre votre auditoire ?

J’appartiens à la dernière génération de leaders, qui est encore en capacité de poser des choix durables, inclusifs, qui vont permettre de léguer une meilleure planète, de meilleures sociétés aux générations futures. En ce sens, je suis convaincue d’être partie prenante de la solution : la situation peut être dramatique, mais avec de l’ingéniosité et de la volonté, on peut encore changer le monde. Parler des solutions est plus que jamais essentiel et, en ce sens, j’espère avoir été entendue.

La chimie n’a pourtant pas toujours bonne image…

La chimie est en réalité la mère de toutes les industries. A ce titre, elle fait certes partie du problème, mais aussi, et surtout, partie de la solution. Et mon propos, c’est même d’affirmer que la chimie est sexy ! Si on parle de Solvay, nous sommes présents dans l’hydrogène vert, nous inventons de nouveaux polymères qui permettent d’alléger le poids des voitures, des avions, des vélos électriques… et donc d’en limiter la consommation et d’émettre moins de CO2. Nous sommes également très actifs dans l’électrification des voitures : nous venons d’investir 300 millions d’euros dans le site de Tavaux, en France, dédié aux membranes dites PVDF, indispensables pour les batteries. Nos solutions sont également indispensables, en aval, pour le recyclage des matériaux, et donc pour rendre pleinement concret le principe de la circularité : la chimie permet de boucler la boucle, de rendre de la valeur, par le recyclage, aux matériaux usagés. Dans les batteries, nous sommes dans la production mais aussi, en fin de vie, dans le recyclage du lithium et du cobalt, par exemple. Ce que nous faisons, nous devons le faire savoir, car nous avons aussi besoin de jeunes qui nous rejoignent pour porter ces projets.

La décroissance ne fait-elle pas partie de votre réflexion ?

Quand je parle avec les jeunes, je constate qu’ils ne veulent pas de décroissance, qu’ils ne veulent pas stopper le progrès ni arrêter de consommer : ils veulent vivre leur vie. Mais ils souhaitent cela sous d’autres formes, ils veulent stopper le gaspillage et, effectivement, exigent une meilleure efficience. Je partage cela, car c’est précisément notre stratégie. Un exemple ? Solvay fabrique du carbonate de soude depuis 160 ans. Notre usine de Dombasle-sur-Meurthe, en France, est actuellement engagée dans un vaste plan de décarbonation pour se passer du charbon, un projet industriel extraordinaire qui, en collaboration avec d’autres acteurs, contribue à la fois à l’émergence d’un procédé de fabrication bas-carbone mais aussi à la réutilisation, dans le processus, de déchets qui, au départ, n’étaient pas réutilisables. Nous montrons que cela fonctionne, que cela équivaut à une réduction des émissions équivalentes à 70.000 ménages, et que nous pouvons le faire de manière profitable. Autrement dit, c’est une sobriété qui n’est pas pénalisante, qui montre la voie d’un progrès plus efficace, d’une consommation plus responsable et éthique.

Votre discours, à l’instar de celui de Bertrand Piccard, c’est que l’efficience est essentielle, mais aussi accessible ?

Une meilleure efficience, cela passe bien entendu par des investissements : la décarbonation du carbonate de soude, c’est 1 milliard d’euros d’ici 2050, tandis que nos autres activités auront besoin d’un autre milliard d’ici 2040. Ces investissements font partie de notre stratégie, qui inclut la partie « Solvay One Planet », qui n’est pas une feuille de route qu’on regarde le vendredi ou le quatrième trimestre de l’année, mais qui est en fait au cœur de nos opérations. Dans ce cadre, nous avons adhéré aux Accords de Paris sur le climat, et nous avons fait deux fois mieux que les objectifs depuis 2019 et quatre fois mieux que notre performance historique de 2014-2018. Nous travaillons sur 37 projets qui valent environ 2,4 mégatonnes de CO2 : c’est comme si on enlevait 1,4 million de voitures de nos routes chaque année. Pas seulement en Europe, d’ailleurs, mais aussi en Inde, en Chine, aux Etats-Unis où nous sommes devenus le plus grand fermier solaire du secteur chimique, avec l’équivalent de 500 terrains de football de panneaux photovoltaïques.

La « finance » vous suit-elle ?

Il faut parvenir à concilier les résultats à court terme et la vision à long terme, mais c’est parfaitement possible. Solvay a réalisé l’an dernier sa meilleure performance en dix ans, malgré la crise sanitaire, et tout en déployant activement sa feuille de route « One Planet ». Cela prouve qu’on peut être rentable et durable. Les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance – NDLR) dirigent désormais les modèles d’investissement. Les entreprises qui ne les respectent pas seront pénalisées. On voit d’ailleurs aujourd’hui à quel point toutes les préoccupations se rejoignent : une des leçons de la guerre en Ukraine, c’est aussi que nous devons accélérer le mouvement vers une moindre dépendance aux énergies fossiles.

Les critères ESG sont-ils aussi une condition indispensable pour attirer les talents ?

Absolument ! J’en suis d’autant plus convaincue qu’un des arguments qui m’ont convaincue de rejoindre Solvay, en 2019, était l’ADN humaniste de l’entreprise – une dimension ancrée par son fondateur, Ernest Solvay. La performance d’une entreprise part de l’humain : ce sont les collaborateurs qui, par leurs décisions et leurs actions quotidiennes, déterminent ce qu’est la culture de l’entreprise et génèrent sa performance. Si les gens nous rejoignent, et restent chez nous, c’est aussi parce qu’ils sentent qu’ils peuvent exercer un réel impact sur notre stratégie de développement durable. Solvay s’oblige aussi à leur égard : « We care and dare », nous osons et nous prenons dans le même temps soin de notre personnel. Nous avons lancé des politiques emblématiques dont je suis très fière, comme l’extension à 16 semaines du congé de maternité, accessible à tout coparent, quels que soient son sexe ou son orientation sexuelle, y compris dans le cadre d’une adoption. Promouvoir la diversité, à tous points de vue, est aussi une condition de notre succès, j’en suis convaincue, car cela correspond à notre vision inclusive du progrès. Le pendant de ceci, c’est aussi une attention accrue aux comportements discriminatoires ou non éthiques, dont notre code de « business integrity » affirme très clairement qu’ils n’ont pas leur place chez nous.

Y voyez-vous, dans un marché de l’emploi très tendu, un avantage comparatif important ?

Bien sûr ! Comme je l’ai dit, je veux rendre la chimie sexy et, dans ce secteur, convaincre que Solvay est un employeur de choix. En fait, ce n’est pas moi qui dois convaincre, mais nos 21.000 collaborateurs, dont le taux d’engagement envers la société dépasse les 80 % (fin 2021 – NDLR). Ce sont eux qui disent à leurs amis : venez chez Solvay, c’est une boîte géniale, qui a des valeurs, qui œuvre au développement durable, dans laquelle on se sent bien. Quand des jeunes nous rejoignent, ils constatent que nous formons une société inclusive qui accueille la différence, les différentes orientations sexuelles, la diversité des pensées, des origines, des religions, des ethnies, et qu’on peut avoir plusieurs vies en travaillant chez nous, en bougeant d’un continent à l’autre, d’une fonction à l’autre. Aux Etats-Unis, où j’ai longtemps travaillé, je peux vous dire que notre politique en matière de parentalité est perçue comme une révolution…

Nonobstant l’attractivité, le vivier des compétences, en particulier technologiques, ne se renouvelle pas suffisamment. Que faire ?

Au-delà de Solvay et de mon engagement industriel, les sciences – et je l’ai dit aux jeunes –, c’est le meilleur moyen de faire bouger les choses, de sauver la planète qui brûle, mais aussi de sauver l’humain : si Solvay voulez changer le monde, choisissez la science, et d’ailleurs choisissez la chimie. Il faut donc attirer plus de monde dans les sciences, dans l’ingénierie, le digital. Quand on a des compétences digitales, c’est logique d’aller chez Google ou Tesla, mais c’est aussi critique et important de venir dans la chimie, l’industrie, et chez Solvay, car digitaliser une usine, c’est gaspiller moins, c’est décarboner, c’est concevoir des matériaux pour les batteries, c’est œuvrer au progrès. Nous devons donc continuer à rencontrer les jeunes, comme ici à Louvain-la-Neuve où j’ai moi-même débuté ma carrière après mon doctorat, accentuer nos collaborations avec les autorités, les associations ou le monde académique – dans lequel nous sommes d’ailleurs très impliqués, à Harvard, aux Etats-Unis, par le biais de notre outil de « Sustainable Product Management », ou en Corée du Sud avec l’EWHA Université des femmes, par exemple. Nous devons éduquer, vulgariser, montrer que la science permet de formidables avancées, ainsi qu’en témoigne notamment la biochimiste Katalin Karikó, de l’Université de Pennsylvanie et de l’Université de Szeged en Hongrie, que nous avons récompensée dernièrement du « prix Solvay pour la science du futur » pour ses travaux sur l’ARN messager qui ont permis le développement rapide d’un vaccin contre le covid. La science, c’est ce qui nous permettra de sauver à la fois l’humain et la planète. C’est un message qui, aujourd’hui, n’a jamais eu autant de légitimité.

 

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