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La robotisation du travail va-t-elle tuer l'emploi ?

Date de publication: 7 févr. 2014
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La crainte d’une obsolescence du travailleur humain face à  la machine n’est pas nouvelle. Mais jamais, l'humanité n'a assisté à  une telle explosion de la puissance informatique. Quelles conséquences sur nos emplois ? Le point avec Paul Jorion, auteur de Pour comprendre ces temps qui sont les nôtres, à  paraître le 6 mars.

Les ordinateurs d'IBM battent des hommes à  des jeux d'intelligence et de mémoire, les voitures roulent sans chauffeur, les diagnostics médicaux peuvent être effectués par des machines, les logiciels prennent en charge spéculations financières, traduction simultanée ou rédaction d'articles... Si la révolution industrielle a permis de remplacer le travail musculaire de l'homme, ce sont désormais les tâches cognitives qui sont de plus en plus automatisées, insiste Paul Jorion, économiste, diplômé en sociologie et anthropologie. Ancien professeur à  Cambridge, un temps fonctionnaire aux Nations unies, puis trader financier, ce Belge est l'un des rares à  avoir anticipé la crise des subprimes de 2007. Pour lui, les « bots » qui nous menacent ressemblent moins à  ces fantaisies science-fictionnelles sorties de Blade Runner qu'à  des algorithmes sophistiqués et furtifs. Avec la généralisation du cloud et du Big Data, les nouvelles technologies détruisent-elles plus d'emplois qu'elles n'en créent ?

Au travail, les machines intelligentes se substituent-elles déjà  à  l'humain ?

Oui, beaucoup plus souvent qu'on ne le pense. Dans les années 90, j'ai travaillé une dizaine d'années dans le monde de la finance américaine. Là -bas, sur les marchés, les traders bâtissent pendant des années une intuition par rapport à  des configurations extrêmement complexes. Or, dès mon arrivée, j'ai fait partie de la première génération de salariés auxquels on a demandé de créer des programmes pour les remplacer. Et ce, pour des raisons de coûts et de rentabilité. Si un humain doit se concentrer pour calculer, un ordinateur fait deux mille opérations à  la seconde, sans effort, avec moins d'erreurs et sans salaire. L'ordinatisation ne remplace donc pas seulement les métiers manuels, mais aussi les métiers dits « intelligents ». Et si, pour le moment, nous ne voulons pas admettre que nous sommes remplaçables, dans cinq à  dix ans, nous ne pourrons plus nier cette mutation.

Quels secteurs et quels métiers courent le risque d’être les plus automatisés ?

Ceux où les choses sont les plus simples et les plus complexes. Aujourd'hui, les robots peuvent effectuer des gestes qui, traditionnellement, demandaient beaucoup de dextérité : ils peuvent découper des carcasses de porcs avec la même grâce qu'un boucher. En fait, la seule chose qui manque aux logiciels et aux technologies, c'est le facteur humain. L'émotion et l'affect qui viennent teinter nos jugements. Mais ce « manque » sera résolu dans cinq ans maximum.

La préoccupation d’une obsolescence du travailleur humain face à  la machine n’est pas nouvelle. On en trouve les traces aux prémices de la première révolution industrielle et, par la suite, à  travers le taylorisme. John Maynard Kaynes parle même de chômage technologique...

En réalité, on a voulu nous remplacer par des machines. Pour préserver l'humain de tâches abrutissantes, complexes ou extrêmement dangereuses. C'est une libération pour notre espèce. Seulement, si l'être humain est remplacé par une machine, il devrait au moins avoir droit à  la moitié des gains engendrés par la machine qui l'a remplacé. Or, le chômage technologique et structurel nous appauvrit. Les gains de productivité, eux, ne reviennent qu'à  deux catégories de personnes : aux actionnaires des entreprises et aux dirigeants d'entreprises. Pas aux salariés. Et cela va croissant. Henri Ford parlait d'un rapport de 30 pour 1, entre son salaire et celui de ses ouvriers. Et il avait des arguments pour le justifier. Aujourd'hui, dans les grandes entreprises multinationales, le salaire d'un dirigeant est 450 fois plus élevé que le salaire moyen des employés de son entreprise.

Selon une étude de la KULeuven, depuis l’an 2000, le secteur des technologies de pointe a fourni à  la Belgique plus de 100 000 emplois. Cette forme d'emploi augmenterait deux fois et demie plus vite que l'emploi global. Alors, le progrès technique est-il vraiment programmé pour faire disparaître le travail ?

Bien entendu, des emplois high-tech sont créés, mais ce n'est rien en proportion avec les emplois qui étaient créés autrefois. Quand une entreprise se lance dans le génie génétique, elle embauchera au maximum 200 personnes. Mais indirectement, elle en fera disparaître des centaines d'autres. Une enquête d'Oxford, sortie récemment, montre que 47 % des emplois américains pourront être remplacés par des ordinateurs ou des robots d'ici vingt ans. Personnellement, je pense que ce chiffre pourrait même être encore plus élevé.

Si l'emploi tend à  disparaître, à  quelles tâches les êtres humains seront-ils réalloués ?

À la survie de la planète. En ce moment, nous consommons 1,6 fois par an ce que l'écosystème est capable de produire. Autant dire qu'à  long terme, c'est intenable. Il faut faire machine arrière et mettre toute l'intelligence et la main-d’œuvre humaines au service d'une terre soutenable et durable. Mais pour commencer, il aurait fallu réduire et partager le temps de travail. Ce qui n'a jamais eu l'audace de plaire aux employeurs.

À paraître le 6 mars :

Pour comprendre ces temps qui sont les nôtres, Paul Jorion, éd. Odile Jacob, 180 p., 26 €.