Le nouveau monde du travail
Ni bureau ni horaire : le job du futur est ultra-flexible, nomade et collaboratif. Des entreprises belges l'expérimentent.
Le job du futur se passe de bureau
Travailler n'importe quand, n'importe où, pour une meilleure gestion du temps et un plus grand équilibre entre vie professionnelle et vie privée ? C'est le pari du " New World of Work ", un modèle qui bouleverse l'équilibre des relations au travail. Et qui annonce le job 2.0 : ultra-flexible, sans bureau, dans une entreprise collaborative.
L'endroit ressemble à n'importe quel immeuble d'entreprise. Mais quand on pénètre dans les nouveaux locaux de Getronics, spécialiste de services et solutions technologiques, les yeux respirent : de l'espace, de la lumière, de la transparence. Ici, aucun bureau n'est attribué. Le choix est guidé par les tâches à accomplir. Munis d'un laptop, les salariés se regroupent par étages, par " clusters " ou par zones des bâtiments. Autour des plateaux s'agencent des coins plus cosy, des silent bubbles, des touch-desks, flex-desks, flex-desks plus, cockpits... et même des salles de réunion.
La salle est libre ? L'écran reflète une lumière verte. Sa disponibilité et les réservations se mettent à jour automatiquement. Un appel téléphonique ? Pas de fil qui traîne. Tout est dévié directement sur son PC, même à la maison. Réseautage, chat, vidéoconférence, partage de données sont des pratiques répandues. Et même encouragées. " Ce que vous voyez n'est que la partie visible de l'iceberg. Notre concept va bien au-delà ", explique Yvon Fischer, directeur RH de Getronics Belux.
Concept, vous avez dit concept ?
En 2005, un mémo signé de Bill Gates, fondateur de Microsoft, intitulé The New World of Work (NWOW), décrivait comment les nouvelles technologies allaient bouleverser l'environnement de travail. Objectif : favoriser la créativité, l'autonomie et le bien-être des salariés. Six ans plus tard, Getronics donne l'exemple. " Grâce à des outils collaboratifs, nous avons largement développé la flexibilité ", explique Yvon Fischer. Une flexibilité du poste de travail permettant aux populations nomades, comme aux mères de famille, de travailler à distance.
" Cette nouvelle organisation du travail repose notamment sur la confiance et la responsabilité. Avec comme challenge, une réduction des coûts et une augmentation de la performance. " Le collaborateur n'est pas jugé sur sa présence au bureau ou le nombre d'heures prestées, mais sur ses résultats. Son travail, il le fait chez lui ou dans l'entreprise, mais pas nécessairement à un poste fixe. " Il s'agit d'une flexibilité volontaire. Flexibilité dans le temps et dans l'espace. Chacun choisit ce qui lui convient. La liberté est très importante. "
1 L'entreprise, un lieu de rencontre
Cette flexibilité passe notamment par un nouvel environnement de travail. Pour Getronics, cela s'est traduit entre autres par un déménagement de Evere vers Diegem, dans de tout nouveaux bureaux aménagés selon le concept du Nouveau Monde du Travail. " Ce déménagement avait aussi un sens financier. Nous économisons ainsi un million d'euros par an : en occupant moins d'espace - 6 000 m2 au lieu de 8 000 m2 pour le même nombre de collaborateurs -, en ayant un loyer de 35 % inférieur au mètre carré et en payant moins de taxes ", précise Yvon Fischer. À ces économies, s'ajoutent encore celles réalisées sur les frais de déplacement et l'augmentation de la productivité des collaborateurs.
Les résultats de cette politique ne sont toutefois pas totalement renversants : aujourd'hui, les collaborateurs de Getronics restent, en moyenne, deux jours par mois chez eux pour travailler. En contrepartie, le collaborateur doit remplir quelques obligations : être joignable entre 8 h et 19 h ou, en cas d'absence derrière son PC, indiquer dans Office Communicator où il se trouve. Les managers sont également encouragés à réunir leurs troupes à intervalles réguliers pour conserver un esprit d'équipe. In situ, à la cantine ou dans les " espaces de convivialité ". " Les nouveaux bureaux se veulent plus un lieu de rencontres qu'un lieu de travail. Pour favoriser le travail en équipe. Et puis, c'est un environnement de travail agréable. Ce qui est toujours important pour la motivation. "
2 Mobilité et télétravail
À quelques pas de chez Getronics, à Zaventem, une autre société s'est récemment nantie d'espaces de bureaux ouverts et flexibles : CSC, acteur mondial dans le conseil, l'intégration de solutions d'entreprises et l'externalisation. Son slogan ? Freedom works beter. Elle incite donc également ses 450 collaborateurs à jouer la carte de la mobilité et du télétravail, tout en mettant à disposition des locaux adaptés. Là non plus, pas de bureau fixe ni d'armoire personnelle, mais des zones agora, des bubbles, etc. " L'idée n'est plus de venir au bureau ", commente Philippe Jaeken, Managing Director Belgique et Luxembourg de CSC, " mais plutôt de venir dans un espace de travail adapté aux tâches de chacun. "
Il avoue même que le mobilier est pensé dans cette optique : " On ne va pas installer des sièges hyper-confortables dans des zones où le collaborateur se rend en attendant une réunion, par exemple. " Reste que la quarantaine de personnes présentes quotidiennement dans les locaux s'installent souvent au même endroit et commencent progressivement à se réapproprier les bureaux. On n'est donc pas encore tout à fait dans le style de fonctionnement d'un " hub ", comme l'entend CSC. Même si la population de la firme, composée essentiellement de consultants et d'universitaires, s'y prête bien.
3 Liberté, équilibre, flexibilité
En théorie, le NWOW semble des plus séduisants. Mais que se cache-t-il derrière cette dynamique ? Est-ce une évolution naturelle ? Un nouveau fantasme RH ou un vrai virage culturel ? En Belgique, le mouvement a été initié en 2009, par le Service public fédéral (SPF) Sécurité sociale. Alors que la migration de ses 1 400 collaborateurs, à la Tour des Finances, aurait pu relever du casse-tête, la Sécu y a vu l'occasion rêvée pour " créer un environnement de travail qui soit attrayant, dans lequel nos collaborateurs se sentent bien, et qui permette de réaliser des économies d'énergie et sur le plan financier. On a donc laissé sur place tout le matériel d'un autre âge et on en a profité pour passer au XXIe siècle... ", confie Tom Auwers, directeur général de la DG Appui stratégique. D'une réflexion en profondeur, est né le concept de dynamic office. " Les collaborateurs n'ont plus de poste de travail fixe, ce qui permet d'utiliser les différents types de bureaux en fonction des tâches à effectuer. Par ailleurs, l'accent est mis sur une utilisation encore plus économe du papier et sur un recours plus important à l'informatique ", explique Tom Auwers.
Depuis, le modèle essaime. Avec ses adeptes, ses réussites et ses ratés. D'UCB à Siemens, en passant par Accenture, la Stib et Microsoft... À chacun son écrin. À des degrés divers, la mécanique est identique. Les bureaux sont " structurés autour d'espaces ouverts ", les collaborateurs n'occupent pas des postes de travail fixes. Le dynamic office permet une utilisation plus rationnelle de l'espace disponible. Pourtant, ces nouveaux bureaux sont décrits par certains employés comme des " poulaillers silencieux ", un univers qui génère le blues.
" Chacun peut surveiller, à travers les vitres, l'activité de ses collègues ", remarque l'un d'eux. " Leur tâche terminée, certains se sentent obligés de se montrer toujours affairés, pour ne pas paraître inactifs. Chaque fois qu'on sort du bureau, il faut enfermer son PC dans une armoire et désactiver son téléphone. Le badge est de mise pour se rendre à l'étage de la cantine, aux toilettes ou à la machine à café. Plus question de papoter dans une salle entre collègues sans raison précise. "
4 Un changement culturel important
Quand on lui parle du NWOW, Laurent Taskin, professeur en Management des Organisations à la Louvain School of Management (FUCaM) et à l'Institut des sciences du travail (UCL), insiste sur le fait que de tels bouleversements de l'espace de travail s'appliquent essentiellement à des métiers où la mobilité est inhérente au job (activités de conseil, commerciales, etc.) ou à des entreprises où une grande partie des travailleurs sont à temps partiel. " Or, seuls 2,8 % des travailleurs belges peuvent être qualifiés de mobiles ", pointe le spécialiste. Ce qui dérange le professeur, c'est " le fantasme qui entoure cette forme d'organisation du travail et qui pousse certaines entreprises à vouloir l'appliquer, alors que cela ne cadre pas avec leur culture, voire aux besoins des travailleurs. "
Si le lieu de travail se limite à devenir un lieu de convivialité, on peut interroger la responsabilité de l'employeur. " Il devient, dès lors, incapable de proposer un endroit de travail, pourtant important et structurant ", poursuit Laurent Taskin. Dans ces rares cas, ce concept d'organisation du travail flexible, qui offre un nouveau lieu de socialisation, constitue une réelle innovation. Pour arriver à ce résultat, Getronics a préparé les collaborateurs pendant plus de six mois. " C'est un changement culturel important. Nous sommes encore à l'écoute des gens et, tous les jours, nous essayons d'améliorer le processus ", insiste Yvon Fischer. " Cette vision implique un accompagnement accru de la part des managers. Et des formations sur les outils bien sûr, mais aussi en time management. "
Le New World of Work en chiffres
• 33 % des bureaux belges sont des floating desks.
• 51 % des employés ont un ordinateur portable, 13 % ont un smartphone.
• 12 % des smartphones et 21 % des ordinateurs portables utilisés dans le cadre professionnel appartiennent en fait, aux employés.
• 91 % des employés ont accès à l'intranet de leur entreprise, mais 1 employé sur 3 trouve son intranet peu collaboratif et 1 employé sur 4 considère que les informations n'y sont pas suffisamment mises à jour.
• 1 employé sur 2 travaille de chez lui et, dans ceux qui ne le font pas, 2 employés sur 3 n'attendent que cela.
• Bien que le télétravail ait augmenté de 8 % en Belgique depuis 2003, seulement 19 % de la population active travaille de temps en temps à la maison.
• Alors que 64 % des gens ont envie de passer au télétravail, seules 25 % des organisations offrent ce type de fonctionnement.
Source : 3e Baromètre TIC Getronics, enquête d'iVox.
" Le manager doit devenir un people manager "
Frédéric Williquet est Managing HR Consultant spécialisé en matière d'engagement du personnel chez SD Worx, où il figure parmi les ambassadeurs de l'entreprise collaborative et en réseau. Pour lui, le New World of Work ne s'inscrit plus dans une relation d'entreprise à salarié, mais dans un rapport d'égal à égal.
Que se cache-t-il derrière ce concept d'organisation du travail flexible ? Est-ce une évolution naturelle ? Un simple fantasme ? Ou un vrai bouleversement ?
" C'est une convergence de différents éléments qui permettent d'envisager le travail de manière différente. Autrefois, l'entreprise avait la capacité d'offrir du matériel informatique à ses nouvelles recrues. C'était perçu comme un bonus, en plus du package salarial et de la voiture de fonction. Aujourd'hui, l'IT s'est démocratisé. Il permet à n'importe quel individu, indépendamment d'une structure corporate, d'avoir accès à des outils flexibles, mobiles, communicants. Les salariés sont d'ailleurs souvent en avance technologiquement, par rapport à leur employeur. Ils sont habitués à interagir d'une autre façon, et en recourant à d'autres outils. Le NWOW repose donc sur l'individualisation de la société, avec de meilleurs aménagements du temps et de l'espace, de vrais accents sur la flexibilité et un meilleur échange de la connaissance. "
Le NWOW apporte-t-il une vraie valeur ajoutée au travailleur ?
" Les besoins et les attentes des collaborateurs évoluent, et pas seulement chez les plus jeunes d'entre eux. Le contexte de business s'accélère, exigeant de réagir plus rapidement, de mieux anticiper, d'être plus proactif, d'interagir davantage avec les collègues ou des partenaires externes. Ce qui demande de bâtir des organisations plus dynamiques, plus agiles, plus flexibles. On ne peut plus passer par trois niveaux hiérarchiques avant d'apporter la réponse adéquate au client et à son besoin. La structure d'entreprise traditionnelle, pyramidale, n'est plus du tout adaptée. D'autres modèles doivent être imaginés. "
Les ambassadeurs du NWOW ne sont pas légion. Les entreprises belges sont-elles adaptées à ces nouveaux paradigmes ?
" Cette vision plaît aux entreprises de services, car elle répond à la fois aux besoins du business et aux désirs des salariés de travailler sur base de résultats. Mais on assiste à des discours paradoxaux : la plupart veulent mettre en place des outils collaboratifs, alors que leurs managers en sont encore à une approche de type command & control. Il ne faut donc pas s'étonner du fait que le NWOW suscite des résistances. Dans les structures rigides, le pouvoir des managers est lié aux connaissances dont ils disposent et à la manière dont ils distillent l'information. Or, désormais, ce ne sont plus les connaissances qui donnent du pouvoir, mais le fait de partager des connaissances. Il s'agit d'une profonde remise en cause du fonctionnement des entreprises. "
La " gestion de l'humain " au travail est redéfinie. Quel sera le rôle des managers ?
" Le manager, ou plutôt le people manager, sera avant tout un animateur de communautés au travail, non plus dans un positionnement hiérarchique, mais sur un mode participatif et relationnel. Sa responsabilité sera de développer le talent de ses collaborateurs, de veiller à ce que les projets s'articulent bien, de mettre les bonnes personnes en relation au bon moment, de sorte qu'il y ait des frottements à toutes les intersections de l'entreprise. Il sera le garant d'une véritable culture du réseau de l'organisation. Les outils collaboratifs viendront seulement apporter une valeur ajoutée supplémentaire, au service de cette culture. "
Avec les flex desks, la dépersonnalisation des bureaux et les technologies nomades, le collaborateur n'encoure-t-il pas un risque de rupture physique avec son entreprise ?
C'est un labo à ciel ouvert. Les entreprises qui, en Belgique, ont réformé l'organisation du travail dans ses aspects physiques, se rendent compte que ce n'est pas forcément une solution à tout. Cela a des conséquences. Le niveau de responsabilité des travailleurs est plus élevé. Or, tous ne sont pas formés en termes de gestion de temps ou de gestion de tâches. Cela crée des stress chez certains.
RN.