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Le philosophe apporte une précieuse capacité d’élucidation

Rédigé par: Christophe Lo Giudice
Date de publication: 19 sept. 2022
Catégorie:

GHDC Philosophie

De gauche à droite, Marie-Cécile Buchin, directrice du département infirmier au GHdC; Véronique Guilmot, directrice des ressources humaines au GHdC; Gauthier Saelens, directeur général du GHdC; Nathalie Frogneux, professeure de philosophie à l’UCLouvain; Jérôme Bouvy, philosophe hospitalier au GHdC.

Et si l’on engageait un philosophe pour les collaborateurs ? C’est le pari inédit fait par le Grand Hôpital de Charleroi (GHdC) pour répondre à la pression et à la perte de sens que connaît une partie du personnel des hôpitaux suite à la crise sanitaire. Car la qualité de vie au travail, ce n’est pas seulement prendre soin des corps : c’est aussi prendre soin des esprits.

Comme bon nombre d’idées géniales, celle-ci naît d’un échange informel, « sur le pas de la porte ». Directrice du Département Infirmier, Marie-Cécile Buchin s’épanche auprès de son Directeur Général, Gauthier Saelens, à propos du mal-être de soignants après les deuxième et troisième vagues de Covid-19. « Lors de la première vague, les soignants ont été félicités, remerciés, applaudis, dit-elle. Par la suite, cette reconnaissance s’est évaporée pour laisser place à des récriminations, jusqu’à les accuser du maintien de toutes les mesures sanitaires les plus strictes ! Certains l’ont très mal vécu, au point de se demander ce qu’ils faisaient là, quel était encore le sens de leur engagement. »

Paradoxe : alors que l’hôpital dispose d’une Cellule « Qualité de vie au travail » composée, entre autres, d’assistants sociaux et de psychologues vers laquelle le personnel peut se tourner, ces services étaient trop peu utilisés. « Je me demandais comment faire pour les aider, pour leur permettre de retrouver du sens à leur travail, ajoute-t-elle. C’est là que je me suis dit : c’est un philosophe qu’il nous faudrait ! » Gauthier Saelens saisit la balle au bond et la fait rebondir sur la table du Comité de Direction : « Nous avions entamé, bien avant la crise sanitaire, toute une réflexion sur le soutien à apporter à nos collaborateurs, indique-t-il. Cela a commencé par une cellule "Sport & Bien-être", avant d’étendre l’offre au soutien psychologique ; ceci a encore été renforcé suite à la Covid-19. La perspective de travailler la question du sens de manière plus profonde m’a d’emblée semblé très complémentaire. Et pourquoi pas le faire avec un philosophe dans l’hôpital, au service des collaborateurs ? »

En matière de bien-être au travail, une entreprise peut se contenter de se conformer aux obligations de la réglementation. Elle peut aussi le placer au rang de priorité stratégique. C’est le choix posé au Grand Hôpital de Charleroi. « Nous préférons parler de qualité de vie au travail, avec une vision systémique où l’on ne s’occupe plus uniquement de prévention, mais également de promotion du bien-être, confie Véronique Guilmot, Directrice des Ressources Humaines. Un groupe de travail pluridisciplinaire baptisé "Oxygénez-vous" en est au pilotage, avec ce slogan : "Un collaborateur motivé = un patient choyé". En tant que service support, vous êtes plus éloigné des patients. Mais en prenant soin des soignants, vous les mettez en meilleures conditions pour prendre soin des patients qui leur sont confiés. »

Ouvrir le champ des possibles

Petit « détail » préalable à la concrétisation de l’idée : « Si nous savons comment recruter un médecin, un psychologue ou une infirmière, positionner un philosophe au sein de l’hôpital était inédit, en tout cas en le mettant au service du personnel », relève Gauthier Saelens. Et la Directrice RH de renchérir : « Il n’existait pas de description de fonction. Nous devions partir d’une page blanche ». Une équipe de sélection a alors été mise en place, composée de plusieurs profils de différents métiers de l’hôpital, et renforcée par une « invitée externe » en la personne de Nathalie Frogneux, professeure de philosophie à l’UCLouvain.

Pour cette dernière, « la création de ce rôle suppose à la fois de la créativité et certaines précautions. Il est impressionnant de voir une Institution qui, au lieu de s’essouffler sur la question du sens au travail, ose instituer une nouvelle fonction telle que celle-là. Mais le risque en abordant cette problématique du sens est de venir avec une question beaucoup trop large, qui dépasse l’hôpital. Car cette question du sens se pose globalement dans toute la société. Il ne faudrait pas piéger le philosophe en attendant de lui qu’il réinvente le monde. Il importait aussi de bien le positionner non pas sur des problèmes psychologiques personnels, mais sur des enjeux de sens à la fois communs et partageables. Il est alors possible de les discuter afin d’ouvrir ensemble le champ des possibles. »

Dans cet exercice complexe, la dynamique traditionnelle du recrutement a été renversée : « Au lieu de définir ce que nous voulions, nous avons identifié ce que ne devait pas être un philosophe hospitalier, à savoir par exemple un coach de vie, un conseiller moral ou encore quelqu’un qui pense à votre place, explique Véronique Guilmot. Cette réflexion nous a permis de définir ce que nous recherchions vraiment : un philosophe en prise sur les problèmes d’aujourd’hui, orienté collaborateurs, avec la capacité d’écoute, la capacité de passer du conceptuel à l’opérationnel et qui puisse venir compléter l’offre déjà en place en matière de qualité de vie au travail. »

Une pratique vivante

Des 64 candidatures reçues, celle de Jérôme Bouvy, diplômé de philosophie de l’UCLouvain (2016) qui enseignait le cours de Philosophie et Citoyenneté à l’Institut Jean Jaurès à Charleroi, s’est rapidement détachée. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il casse les stéréotypes du « philosophe barbu au pull en tricot qui plane largement au-dessus des réalités ». C’est en rentrant de sa journée de travail qu’il découvre l’annonce du GHdC. « Déjà à l’école, j’avais pris le pli de ne pas enseigner la philosophie comme un ensemble de savoirs à transmettre, mais de la voir comme une pratique vivante, une manière collective de réfléchir, dit-il. Je m’évertuais à faire philosopher les élèves. C’est précisément, je pense, ce qu’attendait l’hôpital pour soutenir ses soignants. »

Sa réaction à la découverte du poste ? Génial ! « Mon enthousiasme s’est accompagné d’une crainte, admet-il. N’allait-il pas juste s’agir d’un effort cosmétique ou d’une forme de mauvais management, sans considération sincère pour la souffrance du personnel ? Très vite, lors des entretiens, j’ai été rassuré par le projet qui constitue une véritable opportunité de répondre au besoin de philosophie qui existe dans l’hôpital et, plus largement, dans notre société. La philosophie, entendue comme une pratique vivante, c’est réfléchir ensemble selon certaines normes d’exigence, en mettant en œuvre certaines habilités. Le philosophe a une capacité d’écoute, puis de questionnement qui aide à décanter les choses, à réorienter les problématiques. Mon rôle n’est pas de proposer des solutions, mais de déplacer la question pour l’aborder autrement et aider à adopter d’autres perspectives. »

Entré au GHdC en mai dernier, Jérôme Bouvy se dit encore en phase de découverte. « Il est clair que je ne viens pas ici pour faire une philosophie depuis mon bureau en écrivant des textes. La philosophie doit être une activité collaborative, non plus fondée uniquement sur l’écrit, mais sur la parole et l’échange. Le premier enjeu est donc d’instituer des espaces de dialogue partout où c’est possible. Il s’agit aussi de convaincre que l’on ne perd pas son temps à en prendre pour penser à ce qu’on fait. Soigner, ce n’est pas seulement poser des actes techniques. C’est aussi réfléchir en équipe à ce qu’est soigner, ce qu’est guérir, ce qu’est la santé, ce qu’est la maladie, etc. On entre ainsi dans une démarche de questionnement sur ses pratiques, de laquelle chacun peut trouver ou mettre du sens dans ce qu’il fait. »

À contre-sens

Marie-Cécile Buchin en est toutefois consciente : si le personnel soignant ne se tourne pas facilement vers le psychologue ou l’assistante sociale, l’accès au philosophe ne sera sans doute pas davantage naturel. « Il convient d’aider à dépasser ce qui peut être ressenti comme un échec, note-t-elle. Ne pas se sentir bien dans sa peau est perçu comme tel. La personne se demande si elle a le droit d’avoir un tel ressenti. » La mise en place d’ateliers philo peut aider à libérer la parole, reprend Gauthier Saelens : « Les personnes qui ont choisi ces métiers ne l’ont pas fait par hasard. Il est dramatique de les voir, après s’être tant investis, remettre ce choix en question parce qu’ils n’y trouvent plus de sens. »

Le mot sens revêt différents… sens, appuie Véronique Guilmot. « Quand on perd le sens, on est à contre-sens. On rame à contre-courant. Et ce peut être dur. Avec la Covid-19, de plus en plus de soignants disent qu’ils ont le sentiment de soigner, mais qu’ils ne guérissent plus. » Au-delà de cette crise, l’évolution des pratiques soignantes fait que certains ne s’y retrouvent plus. « Beaucoup ont choisi ce métier pour être au chevet du patient, souligne Nathalie Frogneux. Aujourd’hui, ils sont encore un peu à ses côtés, tout en étant de plus en plus captés par des charges administratives. Et c’est là que le philosophe peut déplacer la question car il ne s’agit pas d’une spécificité de l’hôpital. Cette réalité est transversale à d’autres métiers. Le fait de re-situer la problématique permet aussi de la relativiser. »

L’épreuve de la lucidité

Jérome Bouvy envisage ses « services » en plusieurs étages : une offre de questionnement « à chaud » pour des équipes confrontées à un problème, mais aussi une offre « à froid » autour d’ateliers philo, qu’ils soient menés à la demande d’un Cadre ou accessibles à tous via l’offre de formation de l’Institution. Il envisage aussi de mener de petites enquêtes, à la fois pour mieux comprendre l’hôpital et pour s'en servir en les offrant comme reflets aux équipes. Et, pourquoi pas, de s’engager dans des entretiens individuels à la demande, en recourant à des outils comme la réfutation socratique. « Comme une pierre qu’on jetterait dans l’eau, ma pratique peut susciter trois vagues, explique-t-il. Elle peut avoir un effet sur le collaborateur qui va peut-être revoir sa vision du monde parce qu’il a échangé avec d’autres. Elle peut aider à travailler cet art du ‘parler ensemble’ et avoir des effets sur le collectif, par exemple en termes de prévention des conflits. Elle peut enfin introduire une pratique du questionnement et de la remise en question au sein de l’hôpital, ce qui peut avoir des effets institutionnels et contribuer à faire progresser l’organisation. »

Les mauvaises langues diront : pourquoi engager un philosophe alors que l’hôpital a un criant besoin d’infirmières ? « Bien entendu, l’hôpital a besoin de plus de moyens et de davantage de personnel, réplique-t-il. Mais s’il ne les a pas, ce n’est pas la faute d’une Direction qui ne voudrait pas engager. Le manque de moyens octroyés à la santé est un problème de société et les pénuries de personnel soignant sont de notoriété publique. Créer des espaces de réflexion collective permet de sortir des lieux communs, de reformuler les questions difficiles et de les affronter lucidement. » Nathalie Frogneux ajoute : « C’est ça la valeur ajoutée de la philosophie : faire l’épreuve de la lucidité, collectivement. » Quant à Marie-Cécile Buchin, elle apporte encore une autre perspective : un philosophe hospitalier peut agir comme un vrai levier d’attractivité pour les métiers de soins. « Si nos infirmières retrouvent du sens à leur travail et de l’épanouissement professionnel, elles donneront une image positive pouvant contribuer à créer des vocations et attirer vers cette profession. »

Affronter les problèmes pernicieux

Dans le monde actuel, il existe de moins en moins de problèmes que nous pouvons résoudre de manière rationnelle ou probabiliste, analyse Nathalie Frogneux, professeure de philosophie à l’UCLouvain. Le niveau de complexité est tel que nous sommes de plus en plus face à des problèmes pernicieux, au sens qu’ils dépassent totalement notre capacité à les résoudre, voire à les comprendre ou à les aborder. C’est là que le philosophe peut aider à clarifier, amener d’autres outils pour pouvoir repenser le modèle. On n’a plus tant besoin d’un philosophe critique venant déconstruire les choses. Le système lui-même est déjà en train d’imploser. En allant puiser dans son réservoir de concepts et d’outils, le philosophe peut par contre apporter une précieuse capacité d’élucidation.

Celui que nous cherchions !

Chef du pôle Mère-Enfant au GHdC, le Docteur Jean-Guy Sartenaer a participé à la sélection du philosophe hospitalier et se félicite du choix effectué. « Jérôme Bouvy est un philosophe à la fois compétent et très humble, empathique et au service des personnes qu’il rencontre, confie-t-il. Il sait qu’il va devoir tout apprendre de l’hôpital, et cela ne peut se faire qu’en allant à la rencontre des soignants, en bâtissant des ponts avec tout ce qui existe au sein de l’Institution. Son rôle s’intègre dans une démarche systémique et c’est ce qui le rend d’autant plus intéressant. Il va devoir apprendre, mais… nous aussi, pour nous situer par rapport à lui ! En particulier, il va falloir trouver du temps pour réfléchir, pour penser ensemble. Dans un hôpital, on ne fait que courir contre la montre, et ce, du matin au soir. Il faut donc trouver des temps de pause, et même les instituer. Mais, j’en suis persuadé : cet engagement d’un philosophe inspirera d’autres hôpitaux, et peut-être même des organisations d’autres secteurs. Car les questions de sens se posent partout, et de plus en plus.