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L'entreprise, bureau des coeurs

Date de publication: 31 août 2010
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Prenez des hommes et des femmes, mélangez-les, enfermez-les dix heures par jour dans le même bureau, ajoutez une louche de stress et vous obtiendrez une recette vieille comme le monde...

La séduction fait partie intégrante des relations de travail. Pas forcément avec des idées louches derrière la tête.  Ce cocktail explosif a inspiré bien des livres, des films, et au passage brisé quelques vies, fait déposer quelques bilans. Le " qui est avec qui " est l'un des passe-temps favoris des conférences de la machine à  café et l'émission la plus écoutée sur radiomoquette. " Promotion canapé " est devenu un classique. " Harcèlement " l'a détrôné au box-office des comportements politiquement incorrects.

Séduire ? Si l'on s'en tient à  l'étymologie latine, il s'agit juste de " conduire à  soi ", et pas nécessairement avec des idées louches derrière la tête... Au quotidien, on se sert, consciemment ou non, de son pouvoir de séduction pour vendre, obtenir une promotion, une augmentation, un petit passe-droit. D'une usine à  un bureau, on ne séduit pas de la même façon, ni pour la même chose.

Les codes et les mots sont différents, les stratégies aussi. C'est ce qui rend complexe la séduction au travail, avec ses variations dictées par le milieu professionnel. " Les bureaux en open space sont un contexte idéal pour la séduction, confie Eric, chef de produit marketing dans une banque.

Ma voisine proche de la hiérarchie, je sais qu'elle a des problèmes de couple. Comme nous travaillons 60 heures par semaine, nous sommes plus exposés à  la confidence de bureau ". Il s'est ainsi attelé à  conquérir la secrétaire de son supérieur, qu'il salue, qu'il complimente sur sa coiffure, ses nouvelles responsabilités. " Elle m'a parlé de sa vie privée puis progressivement, elle m'a lâché des infos sur l'entreprise, poursuit-il. Chaque mois, elle assiste au management meeting, je suis au courant de pas mal de choses. Mais pour avoir des infos, je dois aussi raconter ma vie. Je n'hésite pas à  me ridiculiser, à  me mettre en situation de faiblesse, ça crée de l'empathie ".

Grâce à  ce traitement, qui s'appuie sur un mélange de spontanéité et de calcul, Eric réussit à  glaner des informations, des attentions particulières, et même du " piston ". Encore faut-il savoir user de son pouvoir de séduction subtilement, en étant sûr que celui ou celle qui fait l'objet de votre sollicitude ne trouve pas la ficelle un peu trop grosse.

Car, avertit Loïc Roche, docteur en psychologie et l'auteur de " Cupidon au travail " (lire ci-dessous) : " La séduction peut parfois apparaître comme une manipulation. Il faut donc bien comprendre les modes de perception de son interlocuteur et ses besoins réels : présenter des faits validés aux anxieux ou des réalisations possibles aux créatifs. "

Sandrine, 35 ans, directrice clientèle, s'est fabriqué une grille d'approche 100 % balisée : " Il y a toujours, lorsque j'arrive chez un client, ce moment de babillage avant d'entamer une conversation sérieuse. Les hommes aiment exercer leur pouvoir de séduction, en jouer avec une belle femme. Cela flatte leur ego. Je m'y suis habituée. Je respecte ce sas de décompression. Cette entrée en matière nous permet toujours de trouver des atomes crochus et de construire une relation personnelle. " Cette stratégie de proximité, elle la tempère pourtant d'un peu de distance.

" Plus jeune, cela m'a parfois irritée. Mon physique en imposait, mais professionnellement j'avais du mal à  m'imposer. Au fond mes interlocuteurs ne me prenaient pas au sérieux ; je ne pouvais être que l'ambassadrice de charme, il y avait forcément derrière moi un type compétent pour prendre les décisions. Aujourd'hui, j'arrive à  faire la démonstration du contraire ".

Pas question d'arriver en décolleté plongeant à  un rendez-vous. " Je veille toujours à  afficher une certaine neutralité vestimentaire qui correspond au fond à  ma personnalité. La vendeuse est confrontée à  un paradoxe. Elle doit rassurer en se montrant familier et surprendre pour ne pas paraître banale ", souligne Sandrine.

 

Les dangers d'un excès de familiarité


Il suffit parfois de se montrer attentionné, ou sympathique et souriant, pour que cette attitude soit interprétée comme une tentative de conquête. Ludovic en a fait l'expérience, il y a dix ans, alors qu'il travaillait comme analyste dans une société informatique. " Nous avions l'habitude de sortir en bande, avec tout le service. Un jour, ma boss m'a invité seul, chez elle... J'ai compris que mon attitude avait pu laisser croire à  autre chose que de la simple camaraderie. "


Éconduite, la jeune femme ne lui a jamais pardonné. Il a dû quitter l'entreprise dans les mois qui ont suivi. Autre écueil : compter un peu trop sur son pouvoir de séduction. Vanessa, responsable marketing dans une boîte d'ameublement, n'hésitait pas à  approcher les dirigeants en instaurant une relation à  la limite du flirt.

Résultat ? Aucun ! " Je me suis rendu compte qu'on me trouvait jolie mais superficielle, voire idiote. " Depuis, elle s'est calmée. Enfin, reste le risque de se voir ranger dans la catégorie des " serial " charmeurs. " Quand on aime tout le monde, on n'aime personne ! " Jonathan s'estainsi vu apostropher par sa boss, dans la maison d'édition dans laquelle il travaillait. Ce chef de produit avait l'art et la manière de se mettre tout le monde dans la poche en un clin d'oeil. À tel point que sa supérieure hiérarchique en aurait voulu un peu plus...

Une marque de considération, voire d'affection, qui aurait montré qu'il ne la traitait pas comme tout le monde dans la boîte. " Je dirige une petite équipe et quand nous avons beaucoup de travail, je me fais plaindre, je minaude comme une fille, pour qu'une de mes collaboratrices reste travailler tard le soir, explique Jonathan. Le danger de ce jeu est de tomber dans le sentiment, et perdre l'autorité sur son équipe. Ou pire, coucher avec une collègue de bureau. "

Car les sentiments viennent encore brouiller les pistes, avec des attirances qui ne disent pas leur nom. Graphiste de 39 ans, Nathalie a vécu une relation torride avec un collègue durant huit mois. " La sensation de violer un interdit transforme le bureau en lieu de fantasme. Au début, c'est vraiment très chaud. On est continuellement sur le vif. On s'observe en permanence. On tremble à  l'idée qu'un mail un peu hard arrive chez le mauvais destinataire. La tension monte à  mesure qu'approche le moment d'aller folâtrer au sous-sol. "

L'aventure se termine. Et là , ça vire au cauchemar. " La personne que vous ne voulez plus voir est constamment sous votre nez, dans l'open space. Il faut endurer sa présence lors des repas et des séances de travail. J'étais très mal à  l'aise et obsédée par les commentaires ".

 

Entre malaise et convivialité


Lorsque des relations nées sur le lieu de travail débouchent sur de belles histoires, c'est souvent aux mêmes conditions. Un comportement sans ambiguïté face aux collègues, la séparation stricte des questions privées et professionnelles et un fair-play total lorsque la liaison s'achève.

" C'est en condition de stress, dans un environnement difficile qu'il se crée le plus de relations intimes, affirme Loïck Roche. Une liaison amoureuse est une tentative de reconstruire la vie dans un univers douloureux. Ce n'est pas un hasard si le milieu médical s'y prête particulièrement. On y côtoie la maladie, la mort et on y travaille sous pression. " Les Américains ont tendance à  voir ces liaisons en
termes de " risques ". Loïck Roche, lui, soutient que " les entreprises les plus créatives sont celles où les relations intimes sont les plus nombreuses ".

La situation créerait en effet une plus grande convivialité. Cela étant évidemment valable tant que la relation est au beau fixe. De chaque côté de l'Atlantique, on réagit très différemment au scénario de la rupture potentielle.

" Ces relations et surtout leur dégradation débouchent sur des tensions qui nuisent au travail. On assiste à  des règlements de comptes sans l'avoir voulu. Or au département des ressources humaines, ces problèmes font l'objet d'une tache aveugle. Les souffrances et les dysfonctionnements sont niés, alors même qu'ils interfèrent dans la pratique professionnelle de tout le groupe ", relève Sophie, 32 ans, collaboratrice d'une multinationale basée à  Bruxelles.

Aux Etats-Unis, on fait signer des " Love Contract " déchargeant l'employeur de tout effet dommageable pour les amants désunis (changement de service, licenciement...). En Belgique, le couple est protégé par la loi et il est interdit à  une entreprise d'imposer des règles ou des codes de conduite en matière de vie privée. Seule exception : si la liaison perturbe le travail.

" Avec autant de foyers d'intrigue sexuelle au bureau, il n'est pas étonnant que certaines grandes entreprises essayent actuellement de faire des liaisons sur le lieu de travail une possible rupture de contrat, dans le but d'augmenter la productivité et de garantir que des séparations difficiles ne fassent pas perdre de temps à  la compagnie ", observe Dimitri, avocat spécialisé dans le droit du travail. Car finalement, il n'y a rien sur quoi plane autant de séduction et de malédiction que sur un secret.

Texte: Rafal Naczyk