Les bullshit jobs, ces tâches inutiles
OK, travailler n’est pas toujours une partie de plaisir. Mais selon l’anthropologue américain David Graeber, les « jobs à la con » – inutiles à la communauté et ennuyeux pour le travailleur – se multiplient.
Pendant que votre collègue regarde discrètement une série sur son ordinateur, les écouteurs dans les oreilles, vous vérifiez consciencieusement que ce dossier est bien complet. Bien sûr, cela a déjà été fait trois fois mais, au moins, vous donnez l’impression de travailler... Car soyons honnête : au fond, vous êtes aussi inutile que votre collègue « glandeur » : l’entreprise pourrait tout aussi bien se passer de vous et le monde de votre entreprise... Vous avez un job à la con.
Déprimant ? Ce ne n’est pas ce qui arrête l’anthropologue David Graeber qui, dans un article publié le 17 août dernier dans le magazine de la gauche radicale britannique « Strike ! », a livré un pamphlet sans pitié au sujet de la prolifération des bullshit jobs qui auraient envahi nos sociétés (1). Chercheur à la London School of Economics, cet universitaire qui est aussi – on ne s’en étonnera pas – l’une des figures de proue du mouvement d’Occupy Wall Street pointe la manière dont les travailleurs doivent se livrer toujours davantage à des tâches inutiles. Dix jours après sa mise en ligne, l’article de Graeber – twitté, linké, liké et retwitté –, avait été lu environ 475 000 fois !
L’ennui, fils de la technologie
D’où vient l’invasion des bullshit jobs ? Selon Graeber, pour comprendre le phénomène, il faut remonter aux analyses de l’économiste britannique Keynes qui, dans les années 30, prédisait une réduction du temps de travail hebdomadaire à 15 heures dès la fin du XXe siècle... tout cela grâce au sacro-saint progrès technologique !
On le sait désormais : la robotisation n’a pas eu cet effet. La masse de travail, au lieu de diminuer radicalement, a changé de nature. Le travail de bureau s’est mis à proliférer ; les industries de service se sont multipliées ; les administrations se sont inventées de nouvelles « cellules », d’autres postes d’« adjoints ». Quant aux « ressources humaines » ou aux « relations publiques », ils sont devenus des départements incontournables : aucune entreprise n’y coupe. C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler, écrit carrément Graeber.
Tous bureaucrates
Mais peut-on se passer de ces bullshit jobs dans un contexte d’économie mondialisée toujours plus complexe ? En France, la politologue Béatrice Hibou, auteur de « La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale » (2), préfère parler de « tâches à la con » : aussi intéressant que soit notre boulot, beaucoup d’entre nous ont vu leur barque s’alourdir de « paperasserie ». Nous sommes tous des bureaucrates, explique la politologue. Mais pour elle, cette évolution ne serait pas seulement liée au « méchant capital » : elle serait la conséquence d’une exigence partagée de sécurité et de transparence.
À l’heure où la société rêve d’une gouvernance « irréprochable » et d’entreprises éthiques, chacun doit démontrer sans relâche sa moralité, sa performance, sa raison d’être. Et n’a d’autre choix que de multiplier les évaluations, audits, timesheets, indicateurs de performance, labels de qualité, etc. Le pamphlet de Graeber oublierait donc de dire à quel point nous participons tous à ce système par nos nouvelles exigences de citoyen et de consommateur... Ce qui ne veut pas dire que les conséquences ne sont pas ravageuses pour le travailleur : rappelons que, selon l’OMS, travailler avec succès et de manière productive et être en mesure d'apporter une contribution à la communauté fait partie des critères de la santé mentale. Sans ce sentiment, ça ne tournera pas rond longtemps chez les ronds-de-cuir...
(1) www.strikemag.org/bullshit-jobs
(2) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, par Béatrice Hibou, éd. La Découverte, 2012, 17 €.
Trois tâches à la con
1. Encoder dans un programme des données – chiffres, planning, listing – que l’on a déjà récoltées ailleurs, mais qui doivent être « formatées » selon les directives officielles.
2. Suer sur des PowerPoint pour illustrer un propos qui se suffit à lui-même.
3. Téléphoner à un client pour s’assurer qu’il a bien reçu notre mail. Dire à sa messagerie automatique que nous avons essayé de le joindre mais que nous le rappellerons plus tard. Ajouter que, de toute manière, nous lui avons déjà envoyé un mail à ce sujet. Arriver à le joindre. Lui écrire ensuite pour faire le point sur notre échange téléphonique : qu’il n’hésite pas à revenir vers nous (par mail ou téléphone).
Julie Luong