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Petits meurtres entre collègues

Date de publication: 16 mai 2014
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Inventeur du « triangle dramatique », le Dr Steve Karpman est l'un des pionniers de l'analyse transactionnelle. Nous l'avons rencontré en marge de son unique conférence bruxelloise.

De loin, de très loin, Steve Karpman a les cheveux bouclés, chausse de grosses lunettes et porte une chemise vintage aux accents « psyché ». De près, d’assez près, Karpman affiche la curiosité ouverte des psychologues. Mais Steve a gardé la sensibilité divinatoire des écorchés. Quand il vous serre la main, c’est un condensé d’histoire qui vous traverse la peau. De la psychanalyse freudienne à  l’analyse transactionnelle, il met le moi dans tous ses états… Parce qu’à  83 ans, Steve Karpman reste l’Albert Einstein de la psychologie. Sa formule magique ? Un simple triangle renversé qui, à  lui seul, définit presque l’ensemble des interactions humaines. Cinquante ans après sa création, ce diagramme continue de fasciner les psychologues, les scénaristes et, heureusement, de plus en plus de managers. Ce 17 mai, le « Doc » donne sa première, et sans doute unique, conférence à  Bruxelles. Et c’est le regard souriant et l’esprit vif qu’il a accepté de s’exprimer en exclusivité.

Docteur Steve, de qui êtes-vous l'envoyé sur Terre ?

Je suis né à  Washington D.C. Mon père était un psychanalyste russe, qui avait étudié avec Sigmund Freud. Arrivé aux États-Unis, il a travaillé dans une prison psychiatrique. Ce qui lui a permis d'ouvrir un nouveau champ dans la psychanalyse criminelle, d'écrire vingt livres et de publier une centaine d'articles. Ma mère était assistante sociale. De ses origines espagnoles, j'ai gardé un intérêt pour la culture et les arts. Mais à  l'âge de 13 ans, on m'a offert un livre intitulé Mathematics for the Millions, écrit par Launcelot Hogben. En 600 pages, il parvenait à  analyser presque tout au travers des mathématiques : les langues, la géographie, les angles de la lumière... Et ce, au travers de graphiques, de formules et de démonstrations hypercréatives ! J’ai donc fait un choix : j’ai décidé que mon métier serait d’inventer, de créer des idées. Finalement, je me suis inscrit en faculté de médecine à  la Duke University, une des trois plus prestigieuses aux USA. En me passionnant pour la physique, je me suis rendu compte que j'avais un don pour les diagrammes et les théories. Ce qui m'a attiré vers l'analyse transactionnelle.

Vous avez étudié auprès d’Éric Berne, l’inventeur de l’analyse transactionnelle. Que sous-tend cette théorie ?

Dans les années 60, de nombreux scientifiques étaient curieux des comportements humains. En quittant la psychanalyse pour l'analyse transactionnelle, Éric Berne a développé sa propre méthode. Son idée était de guérir les gens plus rapidement. Avec la perspective du temps, je dirais que sa vision permet de guérir l'humanité plus rapidement. Selon la théorie de l’analyse transactionnelle, notre personnalité est constituée de trois facettes qui font la pluie et le beau temps dans nos relations. Il y a le moi Parent, qui s’est construit sous l’influence du modèle parental ; le moi Enfant, qui abrite nos émotions, nos capacités intuitives et créatrices ; et le moi Adulte, qui s’informe, analyse et agit, en fonction de l’environnement, mais aussi du Parent et de l’Enfant qui sont en nous. Notre moi Parent nous permet d’encourager, de motiver. Quand il s’exprime de façon négative, il nous pousse à  critiquer et à  prendre le contrôle sur l’autre ou, au contraire, nous fait adopter une attitude surprotectrice, avec un besoin irrépressible d’être utile et d’intervenir dans la vie des autres. Notre moi Enfant peut s’exprimer avec spontanéité, sans se préoccuper des autres ou, à  l’inverse, s’adapter et se soumettre. Lorsque l’Enfant prend le dessus, nous ne sommes plus à  l’écoute de nos besoins et de nos désirs. Nous nous plions aux attentes des autres. Quand l’un des aspects négatifs du moi Parent ou du moi Enfant s’impose, il influence notre moi Adulte, qui agit alors en persécuteur, en sauveur ou en victime. Ces personnages existent en chacun de nous, prêts à  jouer leur partition en fonction des circonstances.

En 1968, vous avez conçu un diagramme qui a parcouru le monde : le « triangle dramatique ». Que signifie-t-il ?

Le « triangle dramatique » démontre parfaitement la manière dont ces rôles interagissent les uns avec les autres. Dans ce modèle, seuls trois positions ou rôles existent : le persécuteur, le sauveur et la victime. On peut d’ailleurs les nommer autrement : le héros, le bandit et la demoiselle en détresse, par exemple. À l'origine, le diagramme était utilisé à  des fins sportives, pour « feinter » à  gauche ou à  droite dans le basketball et le football américain. Je me suis dit qu'il serait intéressant de l'appliquer à  mes patients pour comprendre et modifier leurs schémas de souffrance. Quand je l'ai montré à  Éric Berne, après deux ans d'expérimentations, il m'a dit : Écris-le et les gens te citeront encore dans 200 ans. Avec le temps, même les scénaristes d'Hollywood, les auteurs et les spin doctors se sont inspirés de ce modèle pour construire des trames narratives. Parce qu'à  lui seul, le triangle renversé parvient à  schématiser presque tous les rapports humains. On retrouve même son fonctionnement dans la Bible. En fait, le triangle traduit de manière pratique, et non plus théorique, la manière dont les victimes intériorisent la colère, les situations abusives, et comment elles peuvent devenir à  leur tour oppresseurs et violents à  l’égard des autres.

Comment entre-t-on dans ce triangle ?

Pour jouer un triangle dramatique, il faut être au moins deux joueurs, mais on peut aussi être davantage. Lorsque, chez un individu en situation de communication, un des trois rôles apparaît, il invite alors de manière inconsciente le ou les autres à  entrer dans le triangle. Se déroulent alors ce qu’Éric Berne a appelé les « jeux psychologiques ». Ce sont des comportements ponctuels, répétitifs et involontaires qui progressent vers un résultat bien défini et qui aboutissent généralement à  une impasse communicationnelle. Parce que leur but n’est pas la poursuite de la discussion quant à  ce qui est dit, mais de ce qui est dit et qui ne s’entend pas. Ces jeux se jouent en famille, entre amis, et au travail, bien entendu. En réalité, nous passons les trois quarts de notre temps dans l’un de ces trois états. Ils sont source d’énergie négative parce qu’ils sont opérés dans un but caché, hors du champ de conscience de l'adulte.

Chaque entreprise est le théâtre de jeux de pouvoir. Au travail, qui est la victime, le persécuteur et le sauveteur ?

Le persécuteur est dans le déni complet des attaques de la victime ou de ses tactiques d’accusation. Lorsqu’il en est blâmé, il soutient que l’attaque était justifiée et nécessaire comme système de défense. La victime cherche la protection du persécuteur. Le sauveur, quant à  lui, joue son rôle à  merveille lorsqu’il se sent utile, lorsqu’il se dit indispensable. La victime, cantonnée dans son rôle, ne parvient pas à  prendre de décision ou à  mener des actions significatives pour interrompre le drame. Le sauveur clame laissez-moi vous aider et insiste pour secourir les autres, même s’ils ne le souhaitent pas ou n’en ont pas besoin. Le sauveur maintient ainsi la victime dans une attitude de détresse et facilite son échec.

C’est cette mécanique qui mène au burn-out ?

Ces jeux consument à  petit feu. Le persécuteur vit dans un sentiment de colère et d’insatisfaction permanent. La victime souffre sans fin et le sauveur s’épuise. Chacun espère sortir de la limite de son propre modèle. Dans ces schémas-là , les autres sont des alibis pour ne pas évoluer ni être heureux. Chacun reste enfermé dans ses jeux psychologiques toxiques. La partie dure parfois toute une vie… Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut comprendre quel est votre rôle avec chacun des protagonistes. Mais attention, vous pouvez être persécuteur à  l’extérieur et vivre comme une victime à  l’intérieur.

Comment peut-on sortir de ce schéma infernal ?

Ces modèles de souffrance ne sont pas immuables. Une position dans le triangle n’est pas définie une fois pour toutes. Elle peut évoluer au fil des jours et des événements. Sortir du triangle dramatique est possible à  condition de savoir que nous évoluons à  l’intérieur. C'est ce qui m'a amené à  imaginer un contre-triangle : le triangle de la compassion. Ce modèle est beaucoup plus riche que les trois rôles simplifiés. Il apporte une dimension positive. L'idée, c'est qu'il est possible d’utiliser l'énergie positive de chaque rôle pour passer avec nos interlocuteurs privés ou professionnels un contrat relationnel de confiance.